À chaque jour se lever et aller chasser des primes, cueillir de la reconnaissance, récolter le fruit de notre sueur. Le travail actualisé par la science et la technologie n’en demeure pas moins du travail. Mais qui oeuvre vraiment?

 
Des milliards de personnes depuis l’aube de l’humanité perpétuent ce long et même trajet. À un certain moment j’ai décidé de m’engager. Nous étions des milliers à attendre d’avoir ce poste. Encore aujourd’hui l’attente est possiblement aussi longue. Tous ces gens que je côtoie de près ou de loin que je sais actif dans leur propre sphère de réalité ont ce même privilège. Nous sommes passés par l’unique porte, une audition qui nous a permis d’être côte à côte pour accomplir notre boulot. Une entrevue semblable pour tout le monde.

Nous savions dès le départ ce que serait notre tâche. Aucun détail n’avait été épargné, en ce sens que chaque seconde avait sa raison, son importance dans le déroulement de la position que nous avions choisie. Le plus merveilleux était la possibilité d’embrasser n’importe quelle place dans cette entreprise, aucune limite, la créativité sans fin. L’engagement exigeait la pleine implication de soi, sans défaillir, sans tricher, sans démissionner.

Et c’est là où stagnait la majeure partie d’entre nous. La démission nous renvoyait subito presto à sortir de cet environnement si fabuleux. Mais ça, être renvoyé pour ne pas avoir respecté le contrat de départ obligeait à se remettre en file, loin, très loin derrière en bas de l’échelle et d’agir en tant qu’observateur. C’était infernal. Attendre de nouveau une promotion, de se savoir apte à l’accomplir, d’espérer pouvoir y accéder rapidement, de s’en vouloir, de regretter d’avoir lâché en cour de route instaurait une angoisse insupportable.



Je l’ai vécu à plusieurs reprises. Ça ressemblait à une période d’incubation, comme le « trou » en prison. Seul, inconfortable, pris dans sa propre tête indéfiniment. Impossible de fuir par un divertissement quelconque. Un étau qui se resserrait, comprimait tranquillement les pensées, la parole et l’action. C’était une lente agonie où je me suis aperçu que je ne m’en sortirais jamais. J’étais condamné à répéter le même scénario, job après job. Je luttais, me débattais et finissais par être épuisé et ainsi appeler la mort comme délivrance. Et ça recommençait.

Travailler sa vie, à quoi ça sert? Y a-t-il une différence entre notre monde actuel et celui qualifié de primitif, d’une autre époque? Outre la possibilité d’améliorer nos conditions de confort, est-ce que quelqu’un à réellement réussi à atteindre le bonheur total, la paix, sans craindre de perdre tous ses acquis, sa maison, sa voiture, ses enfants? Sommes-nous ici sur terre pour vendre notre âme et notre corps afin d’accumuler sur sept à dix décennies des biens dans la peur et la souffrance et ensuite les quitter pour un autre monde?



Je ne me résous pas à cette idée. J’essaie du mieux que je peux d’arrêter de travailler. Je préfère employer le terme œuvrer, qui met l’accent non plus sur la production de produits à consommer, mais sur le concept de se réaliser soi à travers une passion qui stimule plus qu’un travail qui annihile la joie de vivre, rend aigri, maussade, suffocant. On ne peut pas retourner en arrière dans la manière de vivre de nos ancêtres. Néanmoins, il est grand temps de dépasser ce même mode de vie, encore aujourd’hui, qui n’a que les apparences du changement. Technologie et science nous bernant que tout cela est différent d’autrefois.

Mon dernier contrat signé pour ma présente job était clair, limpide. Je l’ai accepté de plein gré sans fusil sur la tempe. Je savais que d’autres étaient prêts à enfiler l’uniforme à ma place. J’ai choisi de mettre mes culottes, de descendre dans la fosse à purin et de faire ce pourquoi je m’étais engagé. Tous les emplois sont équivalents. Ils finissent par écoeurer un moment donné pour toutes sortes de raisons. Sauf dans un seul cas, démissionner est la pire chose à faire. Ce qui distingue l’animal de l’être humain est le libre-arbitre que nous avons la possibilité d’exercer constamment. Le choix est notre plus grand outil d’évolution. C’est la boîte de vitesse de l’ascension ou de l’inertie.



De ce fait découle l’impossibilité de ne pas avancer parce que l’inertie n’a qu’une vie temporaire. Elle finit toujours par céder à l’inconfort qui se présente autour de nous par les nouveaux paradigmes de croyances, de pensées, de façon de voir et de vivre au-delà des stéréotypes implicites à toutes sociétés. Les idées comme les sociétés sont à l’image du monde atomique, sans cesse attirées et repoussées, en mouvement permanent et contribue à faire et défaire sans jamais rien perdre.

Jusqu’à tout récemment j’avais choisi délibérément d’être amnésique. Je maudissais le patron de me mettre dans des situations pénibles, souffrantes, mortelles. Je lui en voulais d’être si peu compatissant à mon égard. Je n’arrivais pas à comprendre comment il pouvait nous faire subir, à moi et à l’ensemble de mes collègues, des traitements aussi inhumains. J’avais effacé de ma mémoire le contrat initial. Je suis allé le consulter à nouveau. Suis tombé du haut de mon sous-sol, bien bas.



Il stipulait qu’en toute conscience, à l’époque où je décidai de m’incarner dans ce corps, cet uniforme, ce sac de peau, mon travail, dorénavant mon œuvre, consisterait a accepter ma présence terrestre comme un honneur. La terre était un laboratoire de transformation de conscience. Que tout ce que je vivrais sur ce plan, j’en avais déjà lu le programme. Pas que cela soit un destin, un fatalisme de béton, non, seulement que toutes expériences jugées douloureuses ou joyeuses j’en reconnaissais la responsabilité et l’assumerais.

J’ai oublié qu’avant de m’incarner, j’ai fait le choix de l’humanité. Je retrouve la mémoire. Tout ce qui m’arrive n’est plus le fruit du hasard, des probabilités, du destin. Je sais que ce qui se présente à moi comme expérience n’est pas au-dessus de mes forces. Le contrat insistait beaucoup sur ce point, qu’il n’y a aucune raison de quitter la vie puisque tout l’outillage nécessaire à la maintenir est disponible en tout temps.



La cellule a une mémoire de procréation sans fin. Constituée d’atomes, protons, neutrons, d’infinitésimales particules, tout ça relevant d’une énergie qui ne fait que se transmuter indéfiniment, le choix de mourir ne serait donc plus être admissible. Baisser les bras devant les épreuves et souhaiter disparaître c’est renier son potentiel, c’est abdiquer de sa puissance et de son propre pouvoir. Je me souviens que moi seul décide de mon sort. Je ne peux pas me servir de l’oubli pour prétexter que je suis une victime de ce que je vis. Trop facile. Je suis garant et responsable, souvenirs ou non. Un point c’est tout

Les modernes sociétés d’aujourd’hui ne répondent plus à nos aspirations profondes. Elles ne l’ont d’ailleurs jamais fait. Elles servent de pont entre ce que nous ne voulons plus et ce que nous ressentons de plus vrai en nous. Parfait. Maintenant laissons-les elles aussi disparaître et concentrons-nous à revenir à notre contrat, celui signé avec nous-mêmes, qui n’engageait que nous avec notre conscience d’être le cobaye de notre propre vie pour l’évolution de l’espèce, vers une autre espèce. Primitif ou pas, le but est commun.

ÉDITIONS 180 DEGRÉS/Patrice Berthiaume

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