La haine, c’est quand on ne veut plus rien partager

Les pulsions destructrices sont présentes en nous dès la petite enfance. Mais, selon le psychanalyste Daniel Sibony, la haine radicale, celle des terroristes, relève d’un discours qui ne tolère pas le dialogue

Isabelle Taubes

Psychanalyste, docteur en philosophie et en mathématiques, professeur à l’université Paris-VIII et écrivain, il a publié une vingtaine d’ouvrages, dont “La Haine du désir”(Bourgois, 1994), Les Trois MonothéismesViolencePerversionsLe Racisme, une haine identitaire (Le Seuil, 1997, 1998, 2000, 2001). Il vient de publier Evénements III. Psychopathologie de l’actuel, au Seuil.

Au-delà de l’aspect politique et religieux, la tragédie du 11 septembre soulève la question des pulsions de haine et de destruction. D’où viennent ces élans mortifères qui peuvent pousser à se détruire, pourvu que cela nuise à l’autre ? Pouvons-nous tous être en proie à des flambées de haine ? Les réponses d’un psychanalyste.

Psychologies : Comment expliquer que des hommes aillent jusqu’au suicide pour en éliminer des milliers d’autres ?

Daniel Sibony : La haine totale, à l’état pur, rend prêt à engager sa propre vie, quitte à s’opposer à l’univers entier. Elle vient de la sensation de ne pouvoir « rien », et elle s’entretient d’elle-même, de sa propre impuissance. Mais, plus que l’expression d’un désespoir, elle témoigne de l’impuissance à toucher cet autre autrement. Quand elle atteint ce degré, elle vise l’être même de l’autre, exclut tout partage avec lui. Seule sa suppression peut l’apaiser. Le haineux décide qu’il ne veut plus jouer avec les autres. Parce qu’il veut gagner. Plus fou encore : il veut « avoir été gagnant » sans avoir eu à se confronter à aucun autre.

Dans "Perversions", vous consacrez un chapitre au thème “Terrorisme et perversion”. Pourquoi ?

Daniel Sibony : Dans les deux cas, l’altérité est intolérable. « Si je détruis des choses, c’est qu’elles méritent de l’être. La preuve, c’est que j’ai décidé de les détruire », disait un terroriste allemand. C’est un discours qui tourne en rond et ne tolère pas la réplique ou le dialogue. On commence à entendre les familles des terroristes des réseaux Ben Laden. Toutes disent de leur enfant : « On ne comprend pas, il allait bien, il était normal, il allait à la fac. Et puis un jour, on a appris qu’il était parti en Afghanistan. »

C’est très proche des discours des familles de toxicomanes : « Il était gentil, il avait une petite amie et, un jour, nous avons su… » Pour les toxicos, c’est l’ivresse solitaire, autosuffisante, du flash. Pour les terroristes, c’est la griserie, le sentiment de toute-puissance conférée par le pouvoir de tuer qui on veut.

Quel rapport entre le “j’ai la haine” des jeunes des banlieues, et les “je te hais” que l’on se lance au cours des scènes de ménage ?

Daniel Sibony : L’expression « j’ai la haine » traduit surtout la colère et l’impuissance de se sentir rejeté, hors jeu. Dans le « je te hais » des drames amoureux et familiaux, à l’inverse, les protagonistes sont liés par un même jeu : ils sont acteurs. Et leurs proclamations de haine ne valent qu’à l’instant où elles sont énoncées. Ensuite, on passe à autre chose. Il y a même souvent quelque chose de convivial dans cette haine : on a besoin de l’autre pour lui signifier qu’on le rejette ; donc, pas question de le tuer. Et s’il meurt, vous êtes malheureux.

On peut dire que ce type de haine, à l’œuvre dans les liens amoureux, familiaux, amicaux, professionnels, est de l’amour inversé. Comme si au dernier moment, l’amour était empêché : à cause de rancœurs, de ressentiments, de comptes à régler. D’ailleurs, à ce jeu-là, il y a toujours un moment où l’on se dit : « Non, en vrai, ce n’est pas toi que je hais, c’est quelque chose de toi, un comportement, une particularité de caractère. » Aussi, plutôt que de haine, je préfère parler ici de violence, de rejet violent. La haine radicale, elle, s’enkyste, elle ne passe pas.

Chacun de nous peut-il éprouver de la haine ?

Daniel Sibony : Je crois que c’est une fausse question. La psychanalyste Melanie Klein a repéré chez des tout-petits une agressivité absolument meurtrière, et donc mortifère pour eux. Mais nous n’arrivons pas dans l’existence dotés d’un capital d’amour et d’un capital de haine. Ce sont les événements qui inscrivent en nous des expériences de haine et des moments d’amour.

Quelles caractéristiques doit posséder l’autre pour que nous le haïssions ? Il est riche, je suis pauvre ?

Daniel Sibony : Il doit être perçu par vous comme ayant rapport à tout ce qui vous limite, vous fait de l’ombre, vous prive de quelque chose qui, selon vous, devrait vous revenir. Mais les pauvres ne haïssent pas totalement les riches, car presque toujours, ils conservent un petit espoir de devenir quand même un peu riches… En aucun cas, vous ne pouvez haïr les Martiens : ils sont sans rapport avec vous.

Peut-on haïr sans le savoir ?

Daniel Sibony : Evidemment. Les haines méconnues, refoulées sont même assez surprenantes. Ainsi, vous découvrez qu’un individu entièrement tourné vers la bonté, l’humilité, exprime – et combat – au moyen de ces comportements admirables une haine tenace. On déguise la haine, pour ne pas exploser, devenir fou ou passer à l’acte violemment. Une bonne partie des symptômes névrotiques les plus banals sont là pour travestir une haine inavouable. Et si elle l’est, c’est qu’elle concerne le soi : on ne se trouve pas assez bien, et l’avouer reviendrait à se taper dessus.

Depuis les attentats, on entend souvent des arguments du type : “Après tout, avec leur arrogance, les Américains méritent bien ‘quelque part’ ce qui leur est arrivé.” Selon vous, c’est de la haine dissimulée ?
Daniel Sibony : Ce discours signifie : pour que l’autre ne mérite pas le malheur, il faudrait qu’il soit parfait. Or, parfait, on ne le devient que dans la mort : plus de faille, plus de manque. En cela, effectivement, il y a de la haine dans ces propos. C’est une façon de dire que les Américains sont cause de ce qui s’est passé. Des arrogants, il en existe partout… On pourrait aussi considérer que les victimes des attentats étaient des individus comme vous et moi, avec du bon et du mauvais. Ils étaient imparfaits. Méritaient-ils pour autant cette mort ? Et de la main de ces justiciers-là ?

Notre société est-elle de plus en plus haineuse ?

Daniel Sibony : Je le pense. C’est une société où l’un des idéaux les plus forts est la petite niche, le cocon où l’on serait autosuffisant, inatteignable par l’autre. On s’efforce de nier les conflits au lieu de les affronter, de jouer le jeu. Et quand ils resurgissent, c’est avec une force décuplée. Au nom du refus de la violence, on produit des violences plus extrêmes.

La haine est-elle forcément au service de la destruction ?
Daniel Sibony : Le plus terrible, c’est que la haine est aussi facteur de vie, tout comme la jalousie dont elle n’est souvent qu’une variante. Un peu de haine de soi, de temps en temps, ça aide à bouger. Il faut pouvoir se dire : « J’en ai assez, je hais cet aspect de moi. » Comme passage vers autre chose, la haine peut être tout à fait stimulante. Le tout est de ne pas s’y enliser. Vous pouvez bien haïr des gens, si vous êtes capable de vous retourner sur vous et de considérer qu’après tout, c’était idiot de les haïr, que vous et eux méritez mieux !

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