Entre corps et esprit, une science du lien.

En s’intéressant de près aux interactions entre le corps et l’esprit, la science accompagne l’émergence d’un nouveau paradigme. Nous empruntons parfois de longs détours avant d’accepter certaines évidences remplies de bon sens. Et pour cause : de vieilles croyances nous empêchent d’envisager la réalité sous un angle neuf. Aveuglés par nos réponses toutes faites, nous sommes alors incapables de nous poser de nouvelles questions et, sans nous en rendre compte, nous vivons à la lumière de dogmes bien obscures. Songeons qu’au XVIIème siècle des philosophes comme John Locke affirmaient : « la négation de la nature est la voie du bonheur ». Curieux siècle des Lumières où l’homme s’attribua la mission d’influencer, de contrôler et de dominer la nature considérée comme une ennemie. Redoutable croyance qui, trois cents ans plus tard, nous incite encore à nier cette nature dont nous sommes constitués et dont nous faisons partie. C’est pourtant grâce à cette posture « en dehors du monde » que la science occidentale a connu ses plus grands développements. Réduire la réalité à ses constituants les plus infimes a permis la description de nombreux mécanismes du vivant. Malheureusement, à force d’analyser les détails, le réductionnisme scientifique est privé de la vision globale nécessaire pour reconstituer l’ensemble du puzzle. « La vie ne réside pas dans les molécules mais dans les relations qui s’établissent entre elles », faisait remarquer Linus Pauling, lauréat des prix Nobel de chimie et de la paix. Le tissu du vivant est fait de liens. Ce sont précisément ces liens que la science du XXIème siècle va devoir étudier si elle veut rester au service de la vie.

L’individu indivisible

Loin des concepts cartésiens ayant abouti à la séparation du corps et de l’esprit, notre expérience quotidienne nous offre la preuve de la relation constante qui s’établit entre nos pensées, nos croyances, les émotions suscitées par celles-ci et les réactions de notre corps. Pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer qu’au moment où vous lisez ces lignes, vous apprenez que vous avez gagné une importante somme d’argent. Dans l’instant, vous sentirez grandir en vous une immense énergie, la vie vous paraîtra merveilleuse, vous échafauderez toute une série de projets, vous serez joyeux, vous aurez envie de bouger, de courir ou de danser. Les autres vous percevrons « lumineux » et « en pleine forme ». Imaginons, au contraire, que vous apprenez le décès de votre meilleur ami. Immédiatement, vous aurez l’impression de vous videz de toutes vos forces, l’existence vous semblera absurde, vous vous sentirez confronté à un mur sombre, vous serez envahi pas une immense tristesse, vous serez prostré, fragilisé. Les autres vous trouverons « gris et terne » et, le lendemain, peut-être, vous serez cloué au lit avec une forte fièvre. Au laboratoire de neurosciences de l’université du Wisconsin, Richard Davidson et son équipe ont montré que le simple fait de visionner des images déclenchant des émotions négatives comme la peur, l’anxiété ou la colère provoque une stimulation de la partie antérieure du cerveau droit, le cortex préfrontal droit. Automatiquement, le système nerveux sympathique est stimulé. Celui-ci prépare notre « réponse au stress ». Il en résulte une augmentation de la production d’adrénaline et de cortisol par les glandes surrénales. Le corps mobilise son énergie, ses forces musculaires et ses défenses immunitaires pour réagir par la fuite ou le combat. La démonstration est faite : une pensée négative génère une émotion négative qui active le système nerveux du stress et met le corps en état d’alerte. Il existe donc une véritable continuité entre nos états psychiques et physiques. De la même manière, lorsque les images projetées par l’équipe de Davidson provoquent des émotions positives comme la joie ou l’enthousiasme, c’est le cortex préfrontal gauche qui s’active préférentiellement, entraînant une stimulation du système nerveux parasympathique. Il s’en suit un relâchement des tensions corporelles, la mise en route des mécanismes de réparation et de récupération de l’organisme, et la stimulation des défenses immunitaires, en particulier les cellules NK (natural killer), sorte de gendarmes qui circulent dans le corps en permanence à la recherche de cellules « anormales », infectées ou cancéreuses.

Les dangers du stress

Un fait paraît évident : la mise sous tension du corps engendrée par les pensées et les émotions négatives représente un atout pour notre survie. A condition toutefois que cette tension ne dure pas trop longtemps car, à la longue, des taux trop élevés d’adrénaline abîment le cœur et les vaisseaux sanguins, et un accroissement de la production de cortisol finit par provoquer un dérèglement du système immunitaire pouvant aboutir à l’emballement des réactions inflammatoires à l’origine de certaines maladies auto-immunes. Sans compter que la mobilisation de l’énergie en vue de la fuite ou du combat empêche toute une série de fonctionnements normaux du corps et, à terme, fragilise l’organisme, le rendant plus sensible à la maladie. Ainsi on estime que le stress chronique est impliqué dans l’apparition de 75 à 90% de toutes les pathologies. Pathologies dont on se rend compte aujourd’hui qu’elles sont pour la plupart le résultat d’un déséquilibre de l’organisme engendré par un ensemble de facteurs : prédispositions héréditaires, mauvaise alimentation, toxiques de l’environnement, divers traumatismes et certaines tensions émotionnelles. Ce qui est admis pour une maladie comme l’ulcère gastrique (causé par la présence d’une bactérie et un terrain défavorable dû au stress et à de mauvaises habitudes alimentaires en relation avec les tensions psychiques) commence à être envisagé pour de très nombreux autres troubles. Ainsi les maladies rhumatismales, les pathologies cardio-vasculaires, la fragilité face aux infections (plusieurs études montrent que le fait d’être stressé prédispose à « attraper » plus facilement un rhume ou une grippe), et même le cancer. En effet, bien que l’on ne dispose pas encore de preuves formelles d’une relation de cause à effet entre les tensions psychiques et le cancer, certaines études attirent notre attention et invitent à la prudence. Ainsi, des résultats publiés en 2004 dans la prestigieuse revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences indiquent qu’un stress chronique provoque un raccourcissement des télomères – sorte de capuchons protégeant l’extrémité des chromosomes – et, par conséquent, entraîne un vieillissement prématuré des cellules.

Quand la psychologie devient positive

L’impact négatif du stress sur la santé incite de plus en plus de chercheurs à s’intéresser aux bienfaits des émotions positives. Apparues plus récemment dans l’évolution, celles-ci constituent sans doute un avantage évolutif pour les animaux que nous sommes. En effet, si la peur et la colère sont indispensables pour notre survie, ces émotions négatives ne sont utiles que pour répondre à un danger réel ou prévoir certains risques à long terme. En revanche, des émotions positives comme le contentement, la joie ou l’enthousiasme permettent de se projeter dans un avenir serein et, du coup, économiser de l’énergie et préserver une meilleure santé. Plusieurs études, parfois réalisées sur des périodes de vingt à trente ans, le prouvent : les gens optimistes ont tendance à vivre plus longtemps et en meilleure santé que ceux qui se laissent envahir par le pessimisme. Apprendre à vivre dans le présent, ne pas se faire du souci inutilement pour des choses qui ne se produiront sans doute jamais, être capable de se réjouir du verre à moitié rempli au lieu de se lamenter à propos du verre à moitié vide. Ce sont les propositions du courant de la « psychologie positive », actuellement encouragée par l’American Psychological Association. Car, la capacité de raisonner du cortex préfrontal (en particulier le gauche, impliqué dans la gestion des émotions positives) permet de prendre le recul nécessaire et, du coup, d’éviter de sombrer dans le piège de l’anxiété, du stress et de l’épuisement physique. C’est tout un apprentissage. S’exercer à cette attitude positive semble provoquer de véritables remaniements du cerveau dans le sens d’une gestion émotionnelle plus équilibrée et, du coup, protège la santé psychique et physique des individus. On sait aujourd’hui que le cortex préfrontal gauche est plus récent dans l’évolution du système nerveux que le cortex préfrontal droit. Or, le développement de l’embryon, du fœtus et du bébé retrace les différentes étapes de cette évolution. Il n’est donc pas étonnant que l’enfant doive attendre la maturation, plus tardive, du cortex gauche pour acquérir la capacité de relativiser ses émotions négatives. Plus tard, devenu adulte, il développera sa réflexion, élaborera une philosophie, voire même des croyances religieuses, pour garder l’espoir face à l’adversité. Car c’est l’une des particularités de notre condition humaine, nous avons besoin d’échapper à l’absurde pour continuer à vivre. « Avoir l’espoir ne veut pas dire que nous pensons que les choses vont se produire bien, mais que les choses auront un sens », a écrit Vaclav Havel. Attribuer un sens aux évènements de notre vie paraît essentiel à notre survie.
Ainsi, de nombreuses études mettent en évidence un accroissement de la qualité des défenses immunitaires en fonction des croyances positives des individus. L’humour, la propension à se réjouir et la capacité de faire confiance. Ce sont là autant d’atouts en faveur de la guérison, intervenant notamment dans cet effet étrange que l’on appel « placebo ». Une capacité d’autoguérison qui repose avant tout sur la suggestion et l’autosuggestion positive face à la maladie et à son traitement.

Penser en termes d’information

Longtemps niée, la possibilité d’une influence du psychisme sur la santé et la guérison n’est plus discutable. L’étude des liens psycho-neuro-endocrino-immunologiques apporte la preuve d’un continuum dans la transformation et la circulation des informations au sein de l’être humain. Pourtant, il est encore difficile de conceptualiser la réunion des dimensions matérielles (le corps, ses mécanismes physiologiques et ses réponses émotionnelles) et immatérielles (la pensée, les croyances et les émotions vécues sous la forme de sentiments). Souvent notre langage se révèle approximatif pour décrire l’ensemble de notre expérience. Ceci est particulièrement vrai lorsque, nous exprimant en français, nous opposons le corps à l’esprit, oubliant au passage de préciser ce que nous entendons par l’esprit. De ce point de vue, le vocabulaire anglo-saxon est plus précis. Une précision très appréciable lorsqu’il s’agit de traduire des concepts d’une manière scientifique. Ainsi, par exemple, il paraît intéressant de pouvoir décrire les différentes dimensions de l’expérience humaine en parlant du corps (body), des émotions (soul), des pensées et des raisonnements intellectuels (mind). Trois niveaux d’information qui du plus matériel (le corps) au plus immatériel (les pensées) s’articulent autour d’un pivot central, véritable « cœur » de l’expérience humaine : les émotions, vécues dans le corps sous la forme de réactions physiques et traduites dans la pensée sous la forme de sentiments. Les émotions : lien entre le matériel et l’immatériel, dont l’étymologie latine (e-movere) nous rappelle que celles-ci mettent le corps et la pensée en mouvement. Les émotions qui constituent l’anima, l’âme (soul) qui anime le vivant.
Aborder l’indivisibilité de l’individu en termes d’information permet de suivre les chemins de l’évolution phylogénique du cerveau humain. En effet, en plus d’être constitué de deux hémisphères, notre cerveau est le résultat d’une superposition de trois étages. Le plus ancien, qualifié de reptilien, intervient dans le maintien de l’homéostasie, équilibre indispensable du corps. Le plus récent, appelé néocortex, est le siège de nos capacités de raisonnements. Et, entre les deux, le système limbique ou cerveau mammalien préside à l’élaboration de l’émotion. Ainsi à travers nos trois niveaux de conscience – physique, émotionnel, intellectuel - l’information qui nous constitue se transforme et est traduite de la réalité corporelle à l’imagination, du matériel à l’immatériel. La voie étant ouverte dans les deux sens, cette information peut aussi se métamorphoser de la pensée à l’action, de l’immatériel au matériel. Dans une perspective unitaire, nous découvrons que lorsque la circulation de l’information qui nous constitue est fluide, nous accédons à un quatrième état de la conscience : celui de l’expérience de l’esprit qui habite nos pensées, nos émotions et notre corps. Ce « souffle » qui nous traverse, le spirit anglo-saxon, le spiritus latin. Cette conscience de tout ce que nous sommes dans l’instant. C’est précisément ce que proposent certaines spiritualités, véritables « sciences de l’esprit », en recommandant la pratique de la méditation. Présent à nous-même dans l’instant, attentif à respirer en pleine conscience, nous apprenons alors à apaiser nos pensées. Automatiquement, cela rééquilibre nos émotions et détend notre corps. De récentes études montrent qu’avec le temps, la pratique méditative permet de stimuler plus facilement le cortex préfrontal gauche et, du coup, génère davantage d’émotions positives et stimule les défenses immunitaires.

Ainsi, après avoir analysé l’expérience humaine dans ses moindres détails, entre physiologie et psychologie, la science est en train de redécouvrir les liens qui permettent de remplacer les « ou » par des « et ». Notre compréhension des mystères du vivant y gagnera sans doute beaucoup.

Auteur : Thierry Janssen

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