Comment penser un monde qui n’apparaîtrait pas à un œil humain ?
Cette question en recouvre plusieurs autres. Il est nécessaire de la décomposer en plusieurs parties. Premièrement, de quelle manière apparaît le monde à l’œil humain ? Deuxièmement, l’œil humain, et le corps humain en général, sont-ils dissociables de la perception et de l’expérience subjective ? Troisièmement, y a-t-il un moyen par lequel l’homme peut comprendre l’expérience d’autres êtres vivants et « penser leur monde » ? Et finalement, de quoi cette question est-elle symptomatique à l’heure actuelle ?
Pour commencer, deux études récentes exposent une caractéristique de la perception humaine : elle est étonnamment et incroyablement plus vaste que nous le pensions. La première étude1 de Jay Sanguinetti de l’Université d’Arizona montre, par une signature d’ondes cérébrales détectée par électroencéphalogramme, que le cerveau de sujets placés devant des silhouettes contenant des formes cachées reconnaissables, traitait ces formes avant même d’en avoir une perception consciente. Le cerveau pour économiser de l’énergie décide donc inconsciemment de ce que nous allons percevoir, en traitant toutes les informations perçues et en déterminant la meilleure interprétation. Notre perception dépend donc de processus profonds et complexes pour interpréter le monde tel que nous le connaissons. C’est cette fausse simplicité des données de la perception qui a d’ailleurs, pour Didier Debaise, piégé la tradition empiriste2.
Une deuxième étude3 publiée en avril, réalisée par un groupe de scientifique du MIT et de plusieurs universités montre que pour éviter qu’on perde la raison et qu’on vive une expérience hallucinatoire, le cerveau filtre l’information avec un délai de 15 secondes. Selon Jason Fischer, « ce que nous voyons présentement n’est pas un cliché fidèle du monde mais plutôt un mélange de ce que nous avons vus durant les 10 à 15 dernières secondes ». Pour David Whitney, un autre professeur, « cela indique que le système visuel préfère la continuité à l’exactitude ». Ces deux études montrent que notre cerveau semble donc « réduire » le flux d’information qu’il reçoit pour donner lieu à une vision stable du monde. En quelque sorte, le cerveau n’est pas capable dans la vie quotidienne de nous exposer consciemment à une multitude d’informations qui nous ferait rentrer dans une « expérience hallucinatoire, avec des changements soudains de couleurs, d’ombres et de lumières ». On peut faire ici un parallèle avec Deleuze pour qui la folie est une « topologie et une chronologie assez hallucinatoires »4. Nous aurions une toute autre expérience du monde si le cerveau ne traitait pas inconsciemment les informations, en quelques dizaines et quelques centaines de millisecondes.
D’autres études montrent même que nous avons une réaction au niveau du rythme cardiaque avant même de percevoir une image, effrayante ou calmante. Rollin McCraty appelle cela « l’électrophysiologie de l’intuition », et pense que le cœur peut « prédire » les événements ayant une portée émotionnelle avant même qu’ils n’arrivent. Ces études montrent plusieurs choses essentielles. Premièrement, nos mondes intérieurs et extérieurs semblent reliés à un niveau inconscient, et deuxièmement, les motifs et interprétations donnés à cette trame se font selon un « câblage » lui aussi inconscient. Notre subjectivité dépend donc de deux systèmes, que Goleman appelle « Système 1 » et « Système 2 », un système ultra-rapide, intuitif et émotionnel, basé sur les habitudes, et un système plus lent, contrôlé et logique, faisant appel à la réflexion. Ces deux systèmes se chargent respectivement de la pensée rapide et de la pensée lente. La mémoire associative, qui est au cœur du Système 1, construit constamment une interprétation cohérente de ce qu’il se passe dans notre monde. Comme le dit Luc Bigé : « Il y a deux choses qui ferment la conscience, ce sont les réponses et la vitesse. La vitesse ne donne pas le temps d’intégration, le temps intérieur étant infiniment plus long que le temps extérieur. Prendre le temps de l’intégration c’est nourrir sa conscience ». Il s’agit de deux extrêmes et le fonctionnement réel du cerveau oscille en permanence entre les deux. Le choix dépend des besoins du moment et du temps disponible. Nous pouvons faire un parallèle ici avec Deleuze qui dissocie l’image-mouvement de l’image temps, le schème sensori-moteur de la réflexion pure.
L’étendue perceptive du « Système 1 » existe aussi chez les animaux. Par exemple, les mouches drosophiles peuvent changer de cap en moins d’un centième de seconde, soit 50 fois plus vite qu’un clin d’œil5. Nous savons aussi que les mammifères ont des capacités sensorielles étendues. Les chats distinguent la voix des humains6, et récemment, des chercheurs hongrois ont trouvé des similitudes étonnantes entre les IRM cérébrales de chiens et d’hommes, ce qui suggère que les chiens et les êtres humains ont les même mécanismes cérébraux d’interprétation sociale des sons7. Comme l’a remarqué Henri de la Croix-Haute :
C’est que l’animal est mêlé à l’existence et à l’inconscient des hommes qui par leur corps sont des animaux; sa faculté de compréhension n’est pas dans l’échange du verbe, mais dans l’intonation de notre voix, la musicalité de nos syllabes, le signe de nos gestes qu’il enregistre et manifeste du regard et de son attitude : il ressent nos joies et nos peines8.
Cela nous entraîne maintenant sur la question de la perception animale. Ouspensky dans Tertium Organum, offre une démonstration très poussée. A la question : « Comment le monde apparaît-il aux animaux ? », il répond :
Pour les animaux, le monde est une série de surfaces complexes en mouvement. Les animaux vivent dans un monde en deux dimensions; leur univers a l’apparence et les propriétés d’une surface. Et sur cette surface se produisent un nombre énorme de mouvements, des plus variés et des plus fantastiques.
Puis il pose la question : « Pourquoi le monde apparaît-il comme une surface aux animaux ? »
Tout d’abord parce qu’il nous apparaît à nous comme une surface. Mais nous savons que le monde n’est pas une surface, tandis que les animaux ne peuvent pas le savoir. Ils acceptent toutes choses telles qu’elles leur apparaissent. Ils sont incapables de corriger ce que leurs yeux voient, ou ne peuvent le faire que partiellement. Nous pouvons mesurer dans trois directions; la qualité de notre mental nous permet de la faire. Les animaux ne peuvent mesurer simultanément que dans deux directions; il leur est impossible de mesurer simultanément dans trois directions. La raison en est que, comme ils n’ont pas la notion de concept, ils sont incapables de se souvenir des mesures de la première direction pendant qu’ils mesurent la deuxième et la troisième.
La différence entre les différents êtres vivants serait donc fondamentalement une différence de « câblage », autrement dit, la capacité à « interpréter le monde », à « lire » le monde, à « traduire » les signaux pour obtenir une perception stable. La description que fait Ouspensky n’est pas sans rappeler les études scientifiques citées à l’instant, parce qu’elle laisse entendre que les animaux vivent dans un monde moins « stable » et plus onirique que nous. Les animaux ne sont donc pas « sans pensée » ni « sans émotion », seulement ces pensées et émotions sont « inactives ». Elles existent bien, mais le câblage de leur organisme ne les traite pas de la même manière que nous. Ainsi entre la conscience végétale, animale, ou humaine, il n’y a pas une différence de nature, mais une différence de degré9. Comme l’écrit Ouspensky en 1912 :
En général, la psychologie des animaux nous est très difficile à comprendre. Le nombre infini d’observations d’animaux – de l’éléphant à l’araignée – et le nombre infini d’anecdotes à propos de leur intelligence, de leur perspicacité, et de leurs qualités morales ne changent rien à cet égard. Nous représentons les animaux soit comme des automates vivants, soit comme des humains stupides. Nous sommes trop enfermés dans le cercle de notre propre mentalité. Nous n’avons aucune idée d’une autre mentalité, et nous pensons involontairement que la seule sorte possible de mentalité est celle que nous possédons. Mais ceci est une illusion qui nous empêche de comprendre la vie. Si nous étions capables d’entrer dans le monde intérieur d’un animal et de comprendre comment il perçoit, comprend et agit, nous observerions bien des choses extrêmement intéressantes.
Par exemple, si nous pouvions nous représenter et recréer mentalement la logique de l’animal, cela nous aiderait grandement à comprendre notre propre logique et les lois de notre pensée. Et surtout, nous pourrions comprendre le caractère conditionnel et relatif de notre idée du monde en général.
Si nous étions capables de nous représenter à nous-mêmes la « logique » d’un animal, nous comprendrions sa relation au monde extérieur. Notre principale erreur, en ce qui concerne le monde animal, est que nous l’inscrivons dans notre propre logique. Nous pensons qu’il n’existe qu’une seule logique, que notre logique est quelque chose d’absolu, quelque chose qui existe en dehors de nous et séparé de nous. Cependant, en réalité, il s’agit seulement des lois de la relation de notre vie intérieure au monde extérieur, ou les lois que notre mental trouve dans le monde extérieur. Un mental différent trouvera des lois différentes.
Pour le moment il m’a seulement fallu établir le fait que la psychologie des animaux est très distincte et très différente de la nôtre. Et elle n’est pas seulement distincte, elle est aussi très variée.
Chez les animaux que nous connaissons, et même chez les animaux domestiques, les différences psychologiques sont tellement grandes qu’il faut les mettre à des niveaux différents. Nous ne remarquons pas cela et nous leur attachons à tous l’étiquette d’ «animaux».
Nous mélangeons bien des choses qui sont totalement différentes; nos divisions sont très souvent fausses, et ceci nous empêche de nous examiner nous-mêmes.
En outre, il serait tout à fait incorrect d’affirmer que les différences mentionnées déterminent des « étapes d’évolution », que les animaux d’un type sont supérieurs ou inférieurs aux autres. . Le chien et le singe, de par leur raison, leur aptitude à imiter, et (le chien) de par sa fidélité à l’homme, semblent être supérieurs au chat ; mais le chat leur est infiniment supérieur de par son intuition, son sens de l’esthétique, son indépendance et sa force de volonté. Le chien et le singe se manifestent dans leur totalité. Ils laissent apercevoir tout ce qui est en eux. Mais ce n’est pas sans raison que le chat est considéré comme un animal magique et occulte. Une grande partie de celui-ci nous est cachée, et lui est cachée également. Si nous parlons en termes d’évolution, il serait bien plus correct de dire que ces animaux sont d’évolutions différentes, tout comme, selon toute probabilité, il existe plus d’un type d’évolution au sein de l’humanité10.
Ce que dit Ouspensky peut être mis en parallèle avec ce que dit Thomas Nagel dans un article intitulé « Comment serait-ce d’être une chauve-souris ?11 » Dans cet article, Nagel met en avant qu’un des sens des chauves-souris, le sonar, ne ressemble à aucun autre sens humain. Leur expérience subjective du monde ne peut donc pas être comparée à la notre, et ne pourrait pas être exprimée sous forme de propositions dans un langage humain. Pour comprendre l’expérience subjective de la chauve-souris, il faut donc emprunter un autre chemin qui n’est pas celui des concepts mais celui de l’intuition, et même de l’empathie. Selon Nagel :
Nous ne sommes pas actuellement en mesure de réfléchir sur le caractère subjectif de l’expérience sans nous appuyer sur l’imagination, sans adopter le point de vue du sujet expérientiel.
Cette imagination sympathique, Griffin l’oppose à l’imagination perceptive. Le solipsisme serait d’ailleurs pour lui une mauvaise interprétation de l’imagination sympathique, laquelle ne fonctionne pas comme l’imagination perceptive. Même si un robot avait des expériences, nous ne pourrions pas le savoir en analysant simplement le concept d’expérience. Le solipsisme ne permet pas d’imaginer une expérience qui n’est pas la sienne. Pour Griffin, c’est en comprenant que l’expérience subjective a un caractère objectif que nous pouvons comprendre l’existence de sujets autres que soi-même. Ce lien est permis par l’épistémologie et l’ontologie de Whitehead12.
Dans Whitehead’s pancreativism, Michel Weber évoque son subjectivisme réformé. Pour Whitehead, l’expérience (consciente) est devenue, avec la philosophie moderne, la source des données primaires pour la philosophie : c’est ce qu’il nomme le « principe subjectiviste ». Et à ce principe, il va lui-même répondre par un principe subjectiviste « réformé » : l’élargissement de la catégorie de sujet à tout ce qui, nous le savons, existe hors de l’expérience du sujet humain. Thomas Nagel dans Mind and Cosmos explique que :
Les sciences physiques peuvent décrire des organismes, comme les êtres humains, en tant que parties de l’ordre spatio-temporel objectif – notre structure et comportement dans l’espace et le temps – mais ne peuvent pas décrire les expériences subjectives de ces organismes ou la manière dont le monde apparaît à leurs yeux. Il peut y avoir une description purement physique des processus neurophysiologiques qui donnent lieu à une expérience, et aussi du comportement physique qui lui est généralement associé, mais une telle description, bien que complète, omettra l’essence subjective de l’expérience – le point de vue du sujet – sans lequel il n’y aurait aucune expérience consciente.
Cela signifie que les perspectives scientifiques, si elles aspirent à une compréhension plus complète de la nature, doivent s’élargir pour inclure les théories capables d’expliquer l’apparition dans l’univers des phénomènes mentaux et des points de vue subjectifs qui s’y trouvent – des théories d’un genre totalement nouveau.
Que l’expérience subjective ait un caractère objectif13 suppose donc que la conscience ne soit pas limitée au cerveau. Selon Thomas Nagel, il y existe un monde totalement différent composé d’objets non-physiques – c’est-à-dire d’objets mentaux. Le large flux de perceptions, d’idées, et d’émotions qui traverse l’esprit humain n’est pas juste le résultat de signaux électriques dans le cerveau, mais il existe tout aussi bien qu’une chaise, qu’un atome ou un rayon gamma. Dans Qu’est-ce que la philosophie, Deleuze l’affirme de manière forte :
Si les objets mentaux de la philosophie, de l’art et de la science (c’est-à-dire les idées vitales) avaient un lieu, ce serait au plus profond des fentes synaptiques, dans les hiatus, les intervalles et les entre-temps d’un cerveau inobjectivable, là où pénétrer pour les chercher serait créer, ce serait un peu comme dans le réglage d’un écran de télé dont les intensités feraient surgir ce qui échappe au pouvoir de définition objectif. C’est dire que la pensée, même sous la forme qu’elle prend activement dans la science. ne dépend pas d’un cerveau fait de connexions et d’intégrations organiques; suivant la phénoménologie, elle dépendrait de rapports de l’homme avec le monde – avec lesquels le cerveau concorde nécessairement parce qu’il est prélevé sur eux
C’est le cerveau qui dit Je, mais Je est un autre. Ce n’est pas le même cerveau que celui des connexions et intégrations secondes, bien qu’il n’y ait pas de transcendance. Et ce Je n’est pas seulement le « je conçois» du cerveau comme philosophie, c’est aussi le « je sens» du cerveau comme art.
Ruyer dit aussi que la subjectivité se répand comme une compétence qui anime tout tissu vivant. David Ray Griffin, dans Consciousness as a Subjective Form, décrit la conscience comme « une entité distincte du cerveau » en rejetant toutefois « tout dualisme entre deux sortes d’actualités ». C’est une « fonction de quelque chose de plus fondamental », ce qui n’implique pas forcément de fonctionnalisme : la conscience n’est pas juste le produit du cerveau. La différence de conscience tient donc dans ce « câblage » dont nous parlions. Par « câblage », on peut aussi entendre « interface », c’est-à-dire un filtre ou un voile dans le sens des soufis. En effet même si tout a une conscience, comme le veut le panpsychisme, tous les êtres n’ont pas la même « interface » avec le monde. Whitehead parle de « l’agrégation des individus » qui permet ou non une expérience inclusive, de plus haut niveau14. Il distingue « l’expérience » de la « conscience ». Il ne dit pas que les paramécies ont une expérience consciente, mais qu’elles ont bien une expérience. Par « expérience consciente », il implique donc que l’expérience s’accompagne de la « conscience de soi » : la paramécie peut être consciente de sa nourriture, mais elle ne va avoir conscience d’être un organisme conscient de sa nourriture. Pourquoi dans ce cas parler d’expérience ? Pour appuyer cette idée que même des organismes simples ont une expérience, Griffin cite Stuart Hameroff15, David Bohm et William Seager, pour qui le comportement d’unités élémentaires de la nature ne peut être expliqué que si on leur attribue « quelque chose d’analogue à notre propre mentalité ». Il nous semble ici que ce « quelque chose » que les êtres vivants ont en commun est cette capacité « quantique » de déterminer leur vie, selon un fonctionnement décrit par Philippe Guillemant. Cette capacité de détermination a sa place dans les dernières théories de la physique de l’information.
Dans une récente conférence16, Philippe Guillemant explique que la mécanique classique ne peut pas fonctionner en 3D, et qu’il y a donc obligatoirement des informations extérieures à l’espace temps, ce qui implique un futur déjà réalisé, et un passé pouvant être changé. Cela ne peut se produire que dans un espace-temps non gelé, que la conscience va « figer » (par réduction des états quantique). Philippe Guillemant explique que la conscience produit donc un « effet de gravitation quantique », cristallisant par l’observation les « vibrations quantiques hors du temps, non gelées ». Il décrit ces vibrations comme ayant une « étendue spatiale », une « étendue spectrale », et un centre énergétique (l’endroit où l’on ressent le plus les choses). La conscience aurait donc trois centres : un centre d’énergie, un centre émotionnel (pour les informations vibratoires), et un centre mental (pour les informations spatiales, intuitives). Ce dispositif ou « câblage » fait que nos intentions peuvent causer des effets dans le futur qui à leur tour deviennent des effets-causes dans le présent. Nous créerions un « tourbillon » dans un champ d’informations encore non-manifesté. Ce champ fluide contient des chaînes de causalités de tout ce qui peut arriver. Il y a une concurrence des possibles, des choses qui peuvent arriver. Ce champ, dit-il, on peut l’appeler champ morphique, psyché quantique, bulle événementielle, c’est le domaine des archétypes, égrégores. Ce serait un domaine des possibles purs comme le décrit Heidegger ou un champ pré-individuel comme le voudrait Deleuze17. Une telle compréhension du libre-arbitre montre en quoi les possibles non-manifestés ont pourtant une objectivité – ce qui fait écho à la critique deleuzienne des possibles –, et en quoi l’imagination, l’intuition, permet de se relier à ces « formes »; nous y reviendrons par la suite.
Philippe Guillemant a également développé une idée très intéressante du rapport entre l’esprit et la matière, rejoignant presque les systèmes gnostiques. Selon lui, la conscience est intimement liée à l’esprit sauf que la conscience est quelque chose de continu et de divisible, qui a une extension spatiale. L’univers serait comme un immense cerveau qui travaille sur tout l’espace temps, et nous serions ses neurones. L’univers passerait son temps à créer de la conscience par division, et comme il faut une certaine continuité, il y aurait donc une « hérédité de la conscience ». La conscience père posséderait une sorte de matériel génétique permettant la transmission de l’identité dans la matière lors de la fabrication d’un autre être. L’univers ressemblerait donc à un réseau de neurones, fonctionnement sur le principe de la transmission neurone-synapse. On pourrait alors avoir une identité se perpétuant en créant simultanément plusieurs connexions dans la matière : des vies simultanées.
Plus concrètement, cette capacité de transmission d’information entre les identités peut s’appliquer à la communication dans la nature. Pour Dennett, dans son livre Kinds Of Minds, tout commence par une sorte de transfert d’information entre organismes primitifs. Quand ceux-ci atteignent ensuite un certain niveau de complexité, ils acquièrent une capacité de détermination. On voit que dans toutes ces approches philosophiques ou scientifiques cherchant à réunir le corps et l’esprit, la science et la religion, et tous ces dualismes typiquement occidentaux, il y a deux présupposés principaux. Premièrement, l’univers possède une nature dynamique et créatrice qui s’exprime dans un « tissage de liens », et deuxièmement, la capacité pour une entité de faire des choix s’accroît au fur et à mesure de sa complexité, autrement dit de sa conscience. On retrouve là ce que Simondon appelle la transduction.
Chez Whitehead, la « créativité-mère » est double à la manière de « deux organes respiratoires » : Dieu et le Monde sont les deux loci spéculaires du rythme créatif18. Il y a une dualité solidaire entre l’analyse génétique et l’analyse coordonnée, la concrétion et la transition, l’existence et l’être, le devenir et le « périr », l’actualité et la potentialité, la subjectivité et de l’objectivité, la présent et le passé, les qualités et quantités, la continuité et la discontinuité, etc. Cela rejoint les ouvrages19 où David Ray Griffin traite du problème corps/esprit, qui a été la pierre d’achoppement des matérialistes et dualistes modernes. Les implications logiques du solipsisme cartésien n’ont en effet pas été conduites jusqu’à leur terme. La place que Whitehead donne à la conscience est soulignée dans un article, « Jung et Whitehead20 », évoquant aussi Richard Tamas, auteur de Cosmos and Psyche. Les images et archétypes de Jung peuvent en effet se rapporter aux concepts et « objets éternels » de Whitehead. La différence entre Jung et Whitehead tient dans l’accent que donne le psychanalyste à l’âme humaine, et celui que le philosophe donne à la cosmologie. Dans tous les cas, les deux penseurs rejettent le dualisme corps-esprit ou le silence infranchissable entre Dieu et le Monde.
René Alleau, dans De la nature des symboles insiste sur la dualité de la statique et de la dynamique des signes, qui, dit-il, peut être attribuée à la contiguïté en nous-mêmes de deux possibilités de signification qualitative, distinctes dans leur essence, quoique coïncidant dans notre esprit et qui semblent répondre à la statique et à la dynamique de l’être. Pour lui,
En appliquant à la dynamique des signes et à leur statique un seul ordre de référence au lieu de deux ordres distincts, on a provoqué l’apparition des erreurs de « l’idéalisme » et du « matérialisme » contemporains. En effet, si l’on applique un ordre unique de référence à un principe non cristallisable et à une cristallisation, le nom donné à cet ordre dépendra de l’observateur et de l’objet observé plutôt que de la nature des êtres et des choses. Dans le premier cas, l’idéalisme annule l’objet; dans le second, le matérialisme annule le sujet. (…)
Puis il se demande :
Comment concilier la lumière incréée, l’idée pure et à jamais vierge, qui rayonne autour du Divin, et la lumière créée, l’idée manifestée, non virginale, dont la Création est issue ? Comment montrer l’une en tant que principe et l’autre en tant que conséquence sans imposer aussitôt à l’absolu et à l’infini une arbitraire limitation ? La double nature de la féminité, la virginité et la maternité, semblait pouvoir donner une solution symbolique à ce problème dans le mesure où l’une appartenait à l’éternité du Divin et l’autre à la suite des générations, c’est-à-dire au temps.
La double nature de la féminité est très intéressante au regard de la la double nature de l’imaginaire, qui selon Castoriadis est à la fois radical et social21. Les aspects individuel et collectif peuvent ainsi coexister dans une couplage information-énergie. Un autre philosophe et théologien, Joseph A. Bracken, dans Emergent Monism and Final Causality, synthétise la notion de champ morphogénétique de Polanyi22 et la notion de société d’occasions actuelles de Whitehead. Le concept de champ morphogénétique a été développé sur la base de la croissance des êtres vivants, notamment des plantes, et le concept de société d’occasions actuelles recouvre l’idée d’une société d’individus en interaction. Nous pourrions dire que les occasions actuelles de Whitehead sont des événements qui ont lieu dans des champs morphogénétiques. Un champ morphogénétique n’est pas littéralement spatial, mais c’est un espace conceptuel métaphorique, qui réunit deux processus d’émergence : l’émergence de nouvelles idées et l’émergence de nouvelles formes de vie. Bracken demande : s’il y a des champs heuristiques clairement opératifs dans l’esprit humain cherchant à comprendre le monde qui l’entoure, pourquoi n’y aurait-il pas de la même manière des champs morphogénétiques dans la Nature ? Les deux processus de la croissance et de la connaissance pourraient ainsi se dérouler dans des champs morphogénétiques. D’ailleurs, Whitehead lui-même parle des individus en tant « qu’occasions actuelles » et des sociétés en tant que « sociétés d’occasions actuelles ». La caractéristique principale de ce champ est donc de permettre des liens rhizomatiques, dont la nature antécède la dualité du corps et de l’esprit, car dans ce champ il y a toutes les informations en germe, de la même manière que la graine rassemble en elle-même l’arbre avant son double déploiement terre-ciel. D’ailleurs quand Whitehead définit Dieu comme « créativité immanente » ou « autocréativité », sans notion de Créateur transcendant, il empêche du même coup de définir Dieu comme un Ego transcendant, un Dieu inversé qu’en kabbale on pourrait appeler Malkuth, un Dieu figé, un Dieu émané et cristallisé au plus dense du chaos de la matière.
Ce faisceau d’indices montre que nous sommes intégrés à un niveau inconscient à un monde de signaux et que nous ne sommes pas seulement une conscience isolée, un Dasein projeté et en exil dans un monde dont il ne comprend pas la langue. Il nous apparaît que la conscience enrichit le monde par l’observation, mais que cela n’est possible qu’en supposant l’illimitée richesse originelle du monde.
Cette abondance se retrouve dans la nature sauvage. L’homme a toujours semblé combattre les forêts. Ce mois-ci encore, un projet de loi actuellement examiné voudrait une exploitation intensive de nos forêts. Les forêts sont dans l’inconscient collectif le lieu même de l’imaginaire, du merveilleux et du magique, à la frontières des mondes. Les forêts renvoient au passé, aux ancêtres, au non-temps, à la féminité et à la créativité. Même les cathédrales semblent reproduire dans leurs structures les troncs et les feuillages. François René de Chateaubriand, dans Des églises gothiques, écrit que les architectes chrétiens ont voulu recréer l’atmosphère des forêts dans les moindres détails, jusqu’à vouloir imiter l’environnement sonore avec les orgues. « Les forêts ont été les premiers temples de la Divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l’architecture ».
On perçoit en filigrane une résonance entre l’être humain et l’être arbre, résonance qui met en jeu l’affect – ce qui n’est pas sans rappeler l’arbre de vie de la kabbale. Pour prendre d’autres exemples, Platon aurait affirmé que l’homme est une plante, un arbre renversé dont les racines s’étendent vers le ciel et les branches vers la terre23. Le poème de Victor Hugo, « Aux arbres », commence ainsi : « Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme ». Les arbres jalonnent la vie du Bouddha, Platon enseignait au pied d’un olivier, les druides semblaient donner une importance particulière aux vieux chênes et aux forêts d’ifs, et l’alchimiste Cyliani raconte sa vision après s’être endormi « assis au pied d’un gros chêne ». Cet aspect typiquement lunaire de l’arbre, à l’opposé de la conscience claire et solaire, se retrouve dans la nature du chat qui jette son regard sur Derrida. Que ce soient les chouettes, les chats, ou les serpents, nous avons là des animaux souvent immobiles, silencieux, et insaisissables. On pourrait dire que ces animaux-là, et les autres animaux bruyants et agités, forment à leur manière le Cinéma 1 et le Cinéma 2 du règne animal. Gilbert Durand parle de symboles nyctomorphes et thériomorphes, dans ce qu’il nomme les deux régimes de l’imaginaire, ce que reflète le yin/yang chinois : à l’origine la partie obscure et éclairée de la montagne. Le déséquilibre entre ces polarités se répercute dans un déséquilibre entre les règnes de la nature. L’attitude de la société occidentale envers les arbres, symbole même de la réunion des contraires24, montre cette volonté de séparation25 proprement égotique26. C’est pourquoi Gilbert Durand…
[…] s’attache à démontrer comment on retrouve ce geste de distinguer, séparer, dépasser, transcender dans l’histoire de la pensée occidentale et fait correspondre le rationalisme et la démarche scientifique au régime diurne de l’image : cloisonner, séparer, toutes ces spécificités de la pensée positiviste sont en fait d’autres manifestations du régime diurne de l’image. Selon lui, la manifestation schizophrénique ou schizoïde est en quelque sorte une manifestation caricaturale, amplifiée des éléments symboliques et thèmes du régime diurne de l’image. Il cite Minkowski qui, décrivant le caractère rationnel, décrit précisément les traits les plus typiques du régime diurne de l’image. Durand y voit là la description de ce qu’il appelle de manière imagée le « syndrome du glaive », rationalisme extrême qui met en relief les structures schizomorphes du régime diurne de la représentation27.
Selon Castoriadis, nos sociétés hétéronomes occultent ce qu’il appelle « l’Abîme/Sans-Fond/Chaos28 », ce qui témoigne d’une « méconnaissance par la société de son propre être comme création et créativité ». Dans La pensée et le mouvement, Bergson parle d’un « univers sec »,
[…] que les philosophes composent avec des éléments bien découpés, bien arrangés, et où chaque partie n’est plus seulement reliée à une autre partie, comme nous le dit l’expérience, mais encore, comme le voudrait notre raison, coordonnée au Tout.
Il en vient lui aussi à évoquer une subjectivité objective :
Les sentiments puissants qui agitent l’âme à certains moments privilégiés sont des forces aussi réelles que celles dont s’occupe le physicien ; l’homme ne les crée pas plus qu’il ne crée de la chaleur ou de la lumière. Nous baignons, d’après James, dans une atmosphère que traversent de grands courants spirituels. Si beaucoup d’entre nous se raidissent, d’autres se laissent porter. Et il est des âmes qui s’ouvrent toutes grandes au souffle bienfaisant. Celles-là sont les âmes mystiques.
A ce propos, le dernier ouvrage de François Jullien29 est une étude comparée très complète de la conception du paysage dans le monde occidental et la pensée chinoise. Le pensée chinoise, libérée du clivage sujet-objet, libérée des territoires tracés par la domination anthropocentrique, s’est construite dans un rapport beaucoup plus empathique avec la nature. Cette empathie, cette ouverture, permet des résonances et correspondances au sein de ce que Jullien appelle le « champ d’attraction ». Il propose un couplage perceptif-affectif impliquant la dimension « d’ambiance » :
Quand se lève la frontière entre le dedans et le dehors, que ceux-ci se constituent également en pôles et qu’il y a perméabilité de l’un à l’autre, un nouvel « entre » s’instaure. Quand l’extérieur que j’ai sous les yeux sort de son indifférence et de sa neutralité : c’est d’un tel couplage que naît du « paysage ». Il y a paysage quand je ressens en même temps que je perçois (…) ou pour le dire en termes plus catégoriels : il y a paysage quand le perceptif se révèle en même temps affectif30.
On peut en déduire que la nature appelle dans son propre langage vibratoire le promeneur égaré. Elle exhorte l’homme à se rapprocher d’une dimension dangereuse mais essentielle, et cet appel lancinant a quelque chose de ce regard spéculaire du chat de Derrida. C’est, je pense, un appel qui échappe à la temporalité, un appel ni du futur, ni du passé, mais d’un plan qui englobe toutes les directions linéaires du temps, une durée qui se confond avec l’espace. On peut tracer un parallèle entre le chat de Derrida et le chat d’un philosophe taoïste. Dans les deux cas, le chat appelle à la vigilance, à l’humilité. Selon Jean-François Billeter, dans Études sur Tchouang-tseu, la conscience que le prédateur a de sa proie est en fait une inconscience. Il cite en exemple un chat qui trop concentré à chasser, se fait piéger à son tour par un trappeur. On peut en déduire qu’une forme d’inconscience dangereuse est liée à la condition du prédateur. Tchouang-tseu avoue à un disciple : « j’étais obnubilé par les choses, je m’oubliais moi-même ». L’attention portée par le prédateur semble exclure l’appel et la vigilance. Mais là où l’esprit occidental perçoit une chute, l’esprit chinois verra des forces en tension nécessaires à l’équilibre du monde, tel que représenté dans le Yi King31. C’est pourquoi Castaneda, dans un registre très différent de François Jullien, invite à dépasser le regard. Il dit dans une interview de 1972 :
L’homme occidental démarre avec l’hypothèse que le sujet et l’objet sont séparés. Nous sommes isolés du monde et devons traverser une espèce de porte pour l’atteindre. Pour don Juan et la tradition de sorcellerie, le corps est déjà dans le monde. Nous sommes unis au monde, pas aliénés à celui-ci. (…)
Cela semble similaire à l’idée de Norman O.Brown sur le fait que les enfants, les schizophrènes, et ceux qui ont la maladie divine de la conscience dionysiaque ont une conscience des objets et des autres personnes comme s’il s’agissait d’extensions de leur corps. Don Juan suggère quelque chose de ce genre quand il dit que l’homme de connaissance a des fibres de lumière qui connectent son plexus solaire au monde.
Pour Castaneda, Wittgenstein avec ses jeux de langage et Husserl cherchant à « suspendre le jugement » sont très proches de son maître don Juan. Cependant, il déclare que ces philosophes ne sont pas arrivés à « briser les préjugés perceptifs jusqu’à la rupture totale ». Le risque de reproduire des schémas cartésiens inconscients est donc toujours présent. Et même l’absorption dans le monde que représente le Dasein pourrait être une séparation du monde. Le regard en tant que tel semble corrompu, avoir perdu sa nature de lien intersubjectif. Comme le dit Castaneda :
Dans l’appartenance européenne, le monde est construit dans une large mesure selon ce que les yeux rapportent à l’esprit. Dans la sorcellerie, le corps entier est utilisé comme outil perceptuel. En tant qu’Européens, nous voyons un monde extérieur et nous nous parlons à nous-même à son propos. Nous sommes ici et le monde est là. Nos yeux nourrissent notre raison et nous n’avons pas de connaissance directe des choses. D’après la sorcellerie, ce fardeau sur les yeux n’est pas nécessaire. Nous connaissons avec la totalité du corps.
Cette relation directe, impliquant la totalité du corps, nécessite l’activation d’un certain « câblage ». Un câblage capable de soutenir une tension plus haute, capable de percevoir le langage vibratoire des intentions, pensées et formes archétypales32, autrement dit, la langue des oiseaux. Ce langage vibratoire est sous divers angles étudié en parapsychologie et est notamment pratiqué dans la communication animale. Deux femmes, Leila del Monte et Anna Breytenbach, ont écrit plusieurs livres de référence sur l’échange télépathique qu’il est possible d’entretenir avec les animaux ou leurs « âme-groupes ». Il est intéressant de noter que l’état édénique est définit par Eliade comme une « communication concrète entre le Ciel et la Terre » . D’après lui, à une époque première et paradisiaque, les communications entre le ciel et la terre étaient aisées et accessibles à tous. En d’autres termes, nous étions tous des chamans33.
L’extase chamanique pourrait être considérée comme un revécu de l’illud tempus mythique, le temps où l’homme pouvait communiquer in concreto avec le ciel. Il est indubitable que l’ascension céleste du chaman est une survivance, profondément modifiée et parfois dégénérée, de cette archaïque idéologie religieuse axée sur la foi en un Être Suprême céleste, et une croyance en une communication concrète entre le Ciel et la Terre.
Cette communication étant désormais frustrée, les animaux ne peuvent pas parler, et les hommes ne comprennent pas le langage psychique de la nature. Deleuze écrivait dans Mille plateaux à propos de Chandos et Hofmannstahl, le besoin « d’écrire à la place des animaux qui meurent, réduisant ainsi la limite qui sépare la pensée de la non-pensée, de telle manière à ce qu’on en soit plus séparée ». C’est pourquoi l’on peut dire que :
L’écrivain est un sorcier parce qu’il vit l’animal comme la seule population devant laquelle il est responsable en droit34.
La communication animale théorisée par Anna Breytenbach est aussi une forme de communication impliquant la subjectivité, mais une subjectivité se déployant dans un monde magique objectif35. Simon Buxton, dans un livre sur le chamanisme apicole, écrit :
Grâce au pouvoir magique qu’ils avaient de récréer les animaux sur les parois des grottes qui leur servaient de temples, nos ancêtres établissaient un lien entre les vivants et la source de vie qui anime tant les humains que les animaux, en devenant eux même des véhicules de cette source, c’est-à-dire des sorciers, créateurs de la forme vivante, à l’instar de la source elle-même Les chasseurs connaissaient généralement fort bien les habitudes et l’habitat des animaux, et ressentaient un lien presque personnel avec les animaux qu’ils traquaient.
Anna Breytenbach en effet, a développé la communication animale sur la base de techniques de chasse des traqueurs africains, elle parle de communication d’esprit à esprit, une faculté innée : « l’intuition est naturelle, mais il faut apprendre à y accéder intentionnellement ». Dans le film The Great Dance36, ces traqueurs témoignent du rapport subtil qu’ils ont avec les animaux qu’ils poursuivent. Parfois, ils voient même un fil argenté d’énergie s’étendre jusqu’à l’animal. Un des traqueurs explique :
Quand je courais, j’étais vraiment un kudu. (…) Tu penses à la façon dont le Kudu avance. Tu le sens dans ton propre corps. Ses empreintes te le montre, il est avec toi et tes jambes ne sont pas aussi pesantes. Quand tu sens qu’il est avec toi, tu contrôles maintenant son esprit, ses yeux ne sont plus sauvages. Tu as pris le kudu dans ton propre esprit. Plus il s’affaiblit, plus tu te renforces. Tu prends son énergie.
De toute évidence un rapport très étroit peut s’effectuer à un plan énergétique entre les hommes et les animaux ou esprits tutélaires qui ont toujours eu un rôle important dans les sociétés traditionnelles. Castaneda relate un autre exemple d’une telle communication qu’il a eue avec un coyote dans le désert :
Lorsqu’il s’est approché de moi, je lui ai dit, « Salut, petit coyote. Comment vas-tu? » Et il m’a répondu, « Je vais bien, et toi ? » Bon, je n’ai pas entendu les mots de façon normale. Mais mon corps savait que le coyote était en train de dire quelque chose, et je l’ai traduit en dialogue. En tant qu’intellectuel, ma relation au dialogue est si profonde que mon corps a automatiquement traduit en mots le sentiment que l’animal était en train de communiquer avec moi. Nous voyons toujours l’inconnu selon les termes du connu.
Quand vous êtes dans ce mode magique de conscience, dans lequel les coyotes parlent et tout est approprié et lumineux, on dirait que le monde entier est vivant et que les êtres humains vivent dans une communion qui inclut les animaux et les plantes. Si nous laissons tomber nos hypothèses arrogantes disant que nous sommes les seules formes de vie douées de compréhension et capables de communiquer, nous pourrions trouver toutes sortes de choses qui nous parlent. John Lilly parlait aux dauphins. Peut-être pourrions-nous nous sentir moins aliénés si nous pouvions croire que nous ne sommes pas la seule vie intelligente.
Nous serions capables de parler à n’importe quel animal. Pour don Juan et les autres sorciers, il n’y avait rien d’inhabituel à propos de ma conversation avec le coyote.
Castaneda évoque ensuite les arbres, rapportant que les plantes, comme les animaux, nous affectent en permanence. Cette influence n’est pas seulement subtile car plusieurs indices montrent que les arbres favorisent notre bien-être et même notre santé mentale. Des études ont montré que les arbres diminuent la criminalité, accélèrent la guérison, calment la circulation routière et des chercheurs ont même découvert un lien entre les maladies des arbres en ville et la mortalité humaine par maladies cardio-vasculaires ou respiratoires37. Comme le rappellent différents auteurs, tels que Richard Louv, Eva Selhub, ou Jon Young, pionniers dans ce domaine, nos vies nous séparent de la nature. Nous passons environ 90% de notre temps à l’intérieur. Max Weber commente cette séparation en déclarant que « le monde a perdu son aura magique ». Il y a pourtant, selon l’hypothèse de la biophilie38 d’Edward O. Wilson, un lien instinctif entre les êtres humains et les autres systèmes vivants39. Le lien avec la nature est associé à un bien-être psychologique, social, et émotionnel. Il a été démontré que la présence d’animaux aide les enfants autistes40. Une autre étude récente montre que les jeunes adultes qui ont un attachement fort aux animaux rapportent avoir de meilleures relations et une meilleure intégration dans leurs communautés41. Algernon Blackwood, auteur de Celui que les arbres aimaient, parle de l’influence d’une « vie cachée » :
Les états d’âme que les gens éveillent en nous sont dus à leur vie cachée qui influence la nôtre. Le vide est attiré par le vide. Par exemple, quelqu’un vous retrouve dans une pièce où il n’y a personne : instantanément vous changez l’un et l’autre. Le nouvel arrivant, sans avoir rien dit, a causé un changement dans votre état d’âme. Les états d’âme de la nature ne peuvent-ils pas nous toucher, nous stimuler, en vertu d’une prérogative semblable ? La mer, les collines, le désert éveillent la passion, la joie, la terreur, suivant les cas ; pour quelques-uns, peut-être (…) des émotions d’une splendeur curieuse, fulgurante qu’il est tout à fait impossible de qualifier. Eh bien… d’où viennent ces pouvoirs ? A coup sûr, de rien qui soit… mort ! Est-ce que l’influence d’une forêt, son empire, l’étrange ascendant qu’elle exerce sur certains esprits, n’est pas une manifestation directe de vie ? Cette mystérieuse émanation des grands bois resterait sans cela impossible à expliquer. Certains tempéraments appellent résolument cette influence.
Comment penser l’influence de ce monde imaginal qui nous relie tous sans forcément que nous le sachions, par la présence même de notre corps ? Ces vibrations du « champ d’attraction » ou « champ immatériel de forces » citées tout à l’heure pourraient être organisées comme une gamme de la sensibilité psychique. Gurdjeff évoque une atmosphère autour des individus, analogue au spectre des couleurs, réagissant aux pensées et aux émotions42. Et effectivement, l’idée d’un « langage de la nature » ou d’une « langue mystérieuse de l’être » comme le dira Heidegger, bref, d’une « parole perdue » est à la base de nombreuses disciplines mystiques ou ésotériques. Citons par exemple la théorie des signatures43, la voie du son (Kototama), et la langue des oiseaux, la Langue Verte44. Comme le dit Denis Saurat dans La mort et le rêveur, la matière est un langage :
De même que les sons du langage humain sont des vibrations, de même la matière n’est faite que de vibrations. Agir, c’est s’exprimer dans le langage de la matière, comme parler est s’exprimer dans le langage humain.
D’où évidemment la place du corps. « Nous connaissons avec la totalité du corps », disait Castaneda. En guise d’exemple, il évoque les nombreuses possibilités de la partie de la jambe qui va du genou à la cheville et où se trouverait un centre de la mémoire45. Selon lui, l’enseignement de Don Juan transforme peu à peu le corps en « scanner électronique ». Le corps aurait la possibilité de percevoir la réalité qui, à son tour, révélerait les configurations de la matière elles aussi diverses. Ce corps tout entier qui devient organe de connaissance n’est pas sans rappeler le concept de CsO. De nombreux guérisseurs46 témoignent d’ailleurs d’autres formes de perception, comme la possibilité de voir à travers le corps des autres même les yeux fermés. Olga Kharitidi, une psychiatre russe, relate une expérience où elle percevait le monde par le cœur47. Il est donc très probable que des « transferts de la perception » sont possibles par le biais d’un double qui n’est autre qu’une contrepartie énergétique du corps humain48.
Je suggère que la condition d’accès à ce champ d’énergie est déterminée par un équilibre dynamique, métastable. Ce contact direct avec la présence du sens, comme le contact avec la nature, semble équilibrer à son tour la communauté en traduisant les charges énergétiques inconscientes dans un langage commun. Cette capacité de « traduction » reproduit en quelque sorte la fonction symbolique d’Hermès ou d’Iris, et la fonction prophétique des Sibylles grecques ou des Haruspices romains qui savaient décrypter les signes de l’univers. C’est aussi évidemment la voie du héros étudiée par Joseph Campbell ou Luc Bigé dans un de ses ouvrages49. Cet auteur symboliste insiste lui aussi, sur le caractère objectif du monde du sens, qui n’est pas un « foutoir freudien », mais une force signifiante, « qui existe au même titre que les forces physiques ». Il s’agit de décrypter ce langage de la nature et de l’inconscient, composé de symboles. Comme le disait Joseph de Maistre : « tout se rapporte dans ce monde à un autre monde que nous ne voyons pas ».
La capacité de traduction, autrement dit de « lire les ondes atemporelles », est donc associée à une ouverture, une « disponibilité » comme le note François Jullien, nécessaire pour que coïncident perceptif et affectif :
Il y a paysage quand le type commun de perception, de repérage et d’observation (quand les yeux sont agents), se laisse déborder par l’autre : que le regard n’est plus à la poursuite d’identification ou d’informations, mais se laisse « absorber » — tenons-nous-en pour l’instant à ce terme ; que, au lieu de se jeter sur le monde, rapportant de l’objet, comme une prise, autant qu’il en faut au sujet pour se repérer, il donne à s’immiscer dans la relation des choses, immerge dans leur réseau d’oppositions-corrélations qui mettent en tension.
Pour Deleuze, il s’agit d’une contemplation :
Contempler, c’est créer, mystère de la création passive, sensation. La sensation remplit le plan de composition, et se remplit de soi-même en se remplissant de ce qu’elle contemple : elle est « enjoyment », et « self-enjoyment ».
Pour Bergson il s’agit de cultiver une « indétermination » de la conscience, et aussi une acceptation :
Nous devons accepter l’expérience intégralement, et nos sentiments en font partie au même titre que nos perceptions, au même titre par conséquent que les « choses ». Aux yeux de William James50, l’homme tout entier compte.
Pour René Barbier il s’agit d’une « empathie généralisée à tout ce qui vit et à tout ce qui est »51, il en va de même pour Sheldrake52 évoquant la sensitivité :
La plupart des formes de perceptivité observées chez les animaux se retrouvent chez l’homme moderne, mais atténuées. Pourquoi sommes-nous si peu sensitifs ? Est-ce parce que nous sommes humains ? Notre sensitivité s’est-elle émoussée au fil de dizaines de milliers d’années d’évolution ? Ou bien l’évolution du langage a-t-elle entraîné une diminution de notre aptitude à communiquer par télépathie, à avoir des prémonitions, à nous orienter et nous repérer dans des lieux inconnus ? S’il en est ainsi, et puisque toutes les cultures humaines disposent du langage, il serait logique de penser que les êtres humains, partout dans le monde, sont moins perceptifs que les animaux. Mais peut-être cette atténuation des capacités sensorielles ne tient-elle pas au fait que nous sommes des humains et que nous avons un langage ; le phénomène serait plus récent et résulterait de la civilisation, de l’alphabétisation, des attitudes mécanistes et de notre rapport de dépendance à la technologie.
Pour Castaneda, il s’agit d’un alignement des émanations :
Don Juan me répéta à plusieurs reprises que la portion des émanations qui se trouvent à l’intérieur du cocon de l’homme n’est destinée qu’à la conscience et que la conscience réside dans le fait d’accorder cette portion d’émanations avec la même portion d’émanations en liberté. On les appelle les émanations en liberté parce qu’elles sont immenses ; et lorsqu’on dit que l’inconnaissable se trouve en dehors du cocon de l’homme, cela revient à dire que l’inconnaissable est au sein du cocon de la terre. Cependant, au sein du cocon de la terre se trouve aussi l’inconnu, et l’inconnu, dans le cocon de l’homme, ce sont les émanations qui ne sont pas touchées par la conscience. Quand la lueur de la conscience les touche, elles deviennent actives et peuvent s’aligner avec les émanations en liberté qui leur correspondent. Quand cela se produit, l’inconnu est perçu et devient le connu.
Nous, les êtres humains, nous sommes des individus qui perçoivent, dit-il. Et nous percevons parce que certaines émanations intérieures au cocon de l’homme s’alignent avec certaines émanations extérieures. L’alignement constitue donc le passage secret et l’impulsion de la terre est la clé.
Enfin, pour Heidegger et Derrida, il s’agit d’être « aux aguets », car aucun animal n’agit sans être aux aguets.
Mon hypothèse est donc que ce silence, ce ralentissement général du monde, qui parfois peut se produire dans une situation critique comme un accident, ou simplement lors d’un moment de conscience accrue, est en fait une ouverture sur un plan subtil53, imaginal dirait Corbin, que nous percevons déjà inconsciemment. Je suggère de ce fait qu’un véritable apprentissage du « langage de la nature » est nécessaire pour en pénétrer ses arcanes, apprentissage qui débute par une sensibilisation à son « alphabet des énergies ». On peut d’ailleurs penser que le langage humain, pour les animaux, a quelque chose d’équivalent à ce langage des « symboles » de la subconscience. Comme l’avançait Derrida, « la pensée de l’animal, s’il y en a, revient à la poésie ». Ce langage que nous ne comprenons pas encore, nous échappe comme le rêve nous échappe, et pourtant cet univers pluraliste54 que nous habitons nous informe en permanence grâce à notre capacité sensorimotrice de lire la réalité. Pour citer William James55 :
« Rien ne nous empêche de croire que nous sommes, par la subconscience, en relation avec le divin; notre moi conscient ne fait qu’un avec un moi subconscient plus vaste que le premier, par lequel l’homme est en contact — contact indéfinissable — avec Dieu. Ce moi subconscient, moins absorbé que la conscience claire dans les impressions venues des sens, est plus prédisposé à recevoir les impulsions spirituelles (…) »
L’épisode du chat de Derrida n’est peut-être pas tant une question de chute et de culpabilité dans un sens biblique, mais une question de communication impossible. En perdant son statut d’être relationnel, par la crispation de sa conscience, par une subjectivité cherchant à exclure, l’être humain semble ne porter qu’une identité statique et sèche. Il semble avoir perdu la faculté de répondre à la nature dans le langage de la nature, il se voit muet en esprit à la fois devant la bête et à la fois devant Dieu.
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