Le lot du cancre: on ne le croit jamais. Pendant sa cancrerie on l'accuse de déguiser une paresse vicieuse en lamentations commodes: "Arrête de nous raconter des histoires et travaille!" Et quand sa situation sociale atteste qu'il s'en est sorti on le soupçonne de se faire valoir: "Vous, un ancien cancre? Allons donc, vous vous vantez!" Le fait est que le bonnet d'âne se porte volontiers a posteriori. C'est même une décoration qu'on s'octroie couramment en société. Elle vous distingue de ceux dont le seul mérite fut de suivre les chemins du savoir balisé. Le gotha pullule d'anciens cancres héroïques. On les entend, ces malins, dans les salons, sur les ondes, présenter leurs déboires scolaires comme des hauts faits de résistance. Je ne crois, moi, à ces paroles, que si j'y perçois l'arrière-son d'une douleur. Car si l'on guérit parfois de la cancrerie, on ne cicatrise jamais tout à fait des blessures qu'elle nous infligea. Cette enfance-là n'était pas drôle, et s'en souvenir ne l'est pas davantage. Impossible de s'en flatter. Comme si l'ancien asthmatique se vantait d'avoir senti mille fois qu'il allait mourir d'étouffement! Pour autant, le cancre tiré d'affaire ne souhaite pas qu'on le plaigne, surtout pas, il veut oublier, c'est tout, ne plus penser à cette honte. Et puis il sait, au fond de lui, qu'il aurait fort bien pu ne pas s'en sortir. Après tout, les cancres perdus à vie sont les plus nombreux. J'ai toujours eu le sentiment d'être un rescapé.
- Sami, quel est le premier verbe conjugué de la phrase ?
- Vraiment, m'sieur, c'est vraiment.
- Qu'est-ce qui te fait dire que vraiment est un verbe ?
- Ca se termine en ent !
- Et à l'infinitif, ça donne quoi ?
- ... ?
- Allez, vas-y ! Qu'est-ce que ça donne ? Un verbe du premier groupe ? Le verbe vraimer ? Je vraime; tu vraimes, il vraime ?
- ...
La réponse absurde se distingue de la fausse en ce qu'elle ne procède d'aucune tentative de raisonnement. Souvent automatique, elle se limite à un acte réflexe. L'élève ne fait pas une erreur, il répond n'importe quoi à partir d'un indice quelconque (ici, la terminaison ent). Ce n'est pas à la question posée qu'il répond, mais au fait qu'on la lui pose. On attende de lui une réponse ? Il la donne. Juste,fausse, absurde, peu importe.
Un texte par semaine, donc, que nous devions pouvoir réciter chaque jour de l'année, à l'improviste, eux, comme moi. Et numérotés, pour corser la difficulté. Première semaine, texte n°1. Deuxième semaine, texte n°2. Vingt-troisième semaine, texte n°23. Toutes les apparences d'une mécanique idiote, mais ces numéros en guise de titre, c'était pour jouer, pour ajouter le plaisir du hasard à la fierté du savoir.
-Amélie, récite-nous donc le 19.
- Le 19? C'est le texte de Constant sur la timidité, le début d'Adolphe.
- Tout juste, on t'écoute.
Mon père était timide... Ses lettres étaient affectueuses, pleines de consils raisonnables et sensibles; mais à peine étions-nous en présence l'un de l'autre, qu'il y avait lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m'expliquer, et qui réagissait sur moi de manière pénible. Je ne savais pas alors ce que c'était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l'âge le plus avancé, qui refoule sur notre coeur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments même de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. Je ne savais pas que, même avec son fils, mon père était timide, et que souvent, après avoir longtemps attendu de moi quelque témoignage de mon affection que sa froideur apparente semblait m'interdire, il me quittait les yeux mouillés de larmes, et se plaignait à d'autres de ce que je ne l'aimais pas.
- Formidable. 18 sur 20. François, le 8.
- Le 8, Woody Allen! Le lion et l'agneau.
- Vas-y.
Le lion et l'agneau partageront la même couche mais l'agneau ne dormira pas beaucoup.
- Impeccable. 20 sur 20! Samuel, le 12.
- Le 12, c'est Émile de Rousseau. Sa description de l'état d'homme.
- Exact.
- Attendez, m'sieur, François se tape 20 sur 20 avec les deux lignes de Woody et moi, je dois réciter la moitié de l'Émile?
- C'est l'affreuse loterie de la vie.
- J'y arriverai jamais, m'sieur.
- Tu dis?
- J'y arriverai jamais!
- Où veux-tu aller?
- Nulle part! Je veux aller nulle part!
- Alors pourquoi as-tu peur de ne pas y arriver?
- C'est pas ce que je veux dire!
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Que j'y arriverai jamais, c'est tout!
- Écris- nous ça au tableau: Je n'y arriverai jamais.
Je ni ariverai jamais
- Tu t'es trompé de n'y. Celui-ci est une conjonction négative, je t'expliquerai plus tard. Corrige. N'y ici, s'écrit n apostrophe, y. Et arriver prend deux r.
Je n'y arriverai jamais.
- Bon. Qu'est-ce que c'est que ce "y" d'après toi?
- Je sais pas.
- Qu'est-ce qu'il veut dire?
- Je sais pas.
- Eh bien il faut absolument qu'on trouve ce qu'il veut dire, parce que c'est lui qui te fait peur, ce "y".
- J'ai pas peur.
- Tu n'as pas peur?
- Non.
- Tu n'as pas peur de ne pas y arriver?
- Non, je m'en branle.
- Pardon?
- Ca m'est égal, quoi, je m'en moque!
- Tu te moques de ne pas y arriver?
- Je m'en moque, c'est tout.
- Et ça, tu peux l'écrire au tableau?
- Quoi, je m'en moque?
- Oui.
Je mens moque.
- M apostrophe en. Là tu as écrit le verbe mentir à la première personne du présent.
Je m'en moque.
- Bon, et ce "en" justement, qu'est-ce que c'est que ce "en"?
- ...
- Ce "en", qu'est-ce que c'est?
- Je sais pas, moi... C'est tout ça!
- Tout ça quoi?
- Tout ce qui me gonfle!
Aucun avenir.
Des enfants qui ne deviendront pas.
Des enfants désespérants.
Écolier, puis collégien, puis lycéen, j'y croyais dur comme fer moi à cette existence sans avenir.
C'est même la toute première chose dont un mauvais élève se persuade.
- Avec des notes pareilles qu'est-ce que tu peux espérer?
- Tu t'imagines que tu vas passer en sixième? (En cinquième, en quatrième, en troisième, en seconde, en première...)
- Combien de chances, au bac, d'après vous, faites-moi plaisir, calculez vos chances vous-même, sur cent, combien?
Ou cette directrice de collège, dans un vrai cri de joie:
- Vous, Pennacchioni, le BEPC? Vous ne l'aurez jamais! Vous m'entendez? Jamais!
Elle en vibrait.
En tout cas je ne deviendrai pas comme toi, vieille folle! Je ne serai jamais prof, araignée engluée dans ta propre toile, garde-chiourme vissée à ton bureau jusqu'à la fin de tes jours. Jamais! Nous autres les élèves nous passons, vous, vous restez! Nous sommes libres et vous, vous en avez pris pour perpète. Nous, les mauvais, nous n'allons nulle part mais au moins nous y allons! L'estrade ne sera pas l'enclos minable de notre vie!
Mépris pour mépris je me raccrochais à ce méchant réconfort: nous passons, les profs restent; c'est une conversation fréquente chez les élèves de fond de classe. Les cancres se nourrissent de mots.
Donc, j'étais un mauvais élève. Chaque soir de mon enfance, je rentrais à la maison poursuivi par l'école. Mes carnets disaient la réprobation de mes maîtres. Quand je n'étais pas le dernier de ma classe, c'est que j'en étais l'avant dernier. Fermé à l'arithmétique d'abord, aux mathématiques ensuite, profondément dysorthographique, rétif à la mémorisation des dates et à la localisation des lieux géographiques, inapte à l'apprentissage des langues étrangères, réputé paresseux (leçons non apprises, travail non fait), je rapportais à la maison des résultats pitoyables que ne rachetaient ni la musique, ni le sport, ni d'ailleurs aucune activité parascolaire.
- Tu comprends? Est-ce que seulement tu comprends ce que je t'explique?
Je ne comprenais pas. Cette inaptitude à comprendre remontait si loin dans mon enfance que la famille avait imaginé une légende pour en dater les origines: mon apprentissage de l'alphabet. J'ai toujours entendu dire qu'il m'avait fallu une année entière pour retenir la lettre a. La lettre a, en un an. Le désert de mon ignorance commençait au-delà de l'infranchissable b.
- Pas de panique, dans vingt-six ans il possédera parfaitement son alphabet.
Ainsi ironisait mon père pour distraire ses propres craintes. Bien des années plus tard, comme je redoublais ma terminale à la poursuite d'un baccalauréat qui m'échappait obstinément, il aura cette formule:
- Ne t'inquiète pas, même pour le bac on finit par acquérir des automatismes...
Ou, en septembre 1968, ma licence de lettres enfin en poche:
- Il t'aura fallu une révolution pour la licence, doit-on craindre une guerre mondiale pour l'agrégation?
Cela dit sans méchanceté particulière. C'était notre forme de connivence. Nous avons assez vite choisi de sourire, mon père et moi.
Mais revenons à mes débuts. Dernier-né d'une fratrie de quatre, j'étais un cas d'espèce. Mes parents n'avaient pas eu l'occasion de s'entraîner avec mes aînés, dont la scolarité, pour n'être pas exceptionnellement brillante, s'était déroulée sans heurt.
J'étais un objet de stupeur, et de stupeur constante car les années passaient sans apporter la moindre amélioration à mon état d'hébétude scolaire. "Les bras m'en tombent", "Je n'en reviens pas", me sont des exclamations familières, associées à des regards d'adulte où je vois bien que mon incapacité à assimiler quoi que ce soit creuse un abîme d'incrédulité.
Apparemment, tout le monde comprenait plus vite que moi.
- Tu es complètement bouché!
Un après-midi de l'année du bac (une des années du bac), mon père me donnant un cours de trigonométrie dans la pièce qui nous servait de bibliothèque, notre chien se coucha en douce sur le lit, derrière nous. Repéré, il fut sèchement viré:
- Dehors, le chien, dans ton fauteuil!
Cinq minutes plus tard, le chien était de nouveau sur le lit. Il avait juste pris le soin d'aller chercher la vieille couverture qui protégeait son fauteuil et de se coucher sur elle. Admiration générale, bien sûr, et justifiée: qu'un animal pût associée une interdiction à l'idée abstraite de propreté et en tirer la conclusion qu'il fallait faire son lit pour jouir de la compagnie des maîtres, chapeau, évidemment, un authentique raisonnement! Ce fut un sujet de conversation familiale qui traversa les âges. Personnellement, j'en tirai l'enseignement que même le chien de la maison pigeait plus vite que moi. Je crois bien lui avoir murmuré à l'oreille :
- Demain, c'est toi qui vas au bahut, lèche-cul.
Il faudrait inventer un temps particulier pour l'apprentissage. Le présent d'incarnation, par exemple. Je suis ici, dans cette classe, et je comprends, enfin ! Ca y est ! Mon cerveau diffuse dans mon corps : ça s' incarne.
Quand ce n'est pas le cas, quand je n'y comprends rien, je me délite sur place, je me désintègre dans ce temps qui ne passe pas, je tombe en poussière et le moindre souffle m'éparpille.
Seulement, pour que la connaissance ait une chance de s'incarner dans le présent d'un cours, il faut cesser d'y brandir le passé comme une honte et l'avenir comme un châtiment.
Un groupe d'interlocuteurs pendant cinq jours ouvrables, l'autre pendant deux jours fériés (qui retrouvent une chance de redevenir deux jours festifs). La réalité scolaire d'un côté, la réalité familiale de l'autre. S'endormir sans avoir à rassurer les parents par le mensonge du jour, se réveiller sans avoir à fourbir d'excuses pour le travail non fait, puisqu'il a été fait à l'étude du soir avec, dans le meilleur des cas, l'aide d'un surveillant ou d'un professeur. Du repos mental, en somme ; une énergie récupérée qui a quelque chance d'être investie dans le travail scolaire. Est-ce suffisant pour propulser le cancre en tête de la classe ? Du moins est-ce lui donner une occasion de vivre le présent comme tel. Or, c'est dans la conscience de son présent que l'individu se construit, pas en le fuyant.
Ici s'arrête mon éloge de la pension.
Et pour finir, avec la voix de l'auteur . www.telerama.fr/divers/20939-daniel_pennac_lit_un_extrait_de_cancre...
Source Facebook Chagrin d'école . www.facebook.com/pages/Chagrin-d%C3%A9cole-de-Daniel-Pennac/3108124...
Commentaires bienvenus
Einstein était aussi "un cancre" enfin ils disaient cela
moi je crois que ce sont les systèmes qui sont des cancres quant ils ne se remettent jamais en question idem pour les religions les nations l'education tous ceux qui croent avoir toujours raison et souvent nous même pauvres "couillons" cela rime je deviens "bon"!
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