L’échelle des états amoureux

par Jean-Yves Leloup 

J.-Y. Leloup - DR.

Le magnifique livre à deux voix, "Qui aime quand je t’aime ?", de Catherine Bensaid et Jean-Yves Leloup, repose en grande partie sur une « échelle des états amoureux », fruit d’années de réflexion. Cette échelle exprime les différentes étapes d’une relation idéale. Au départ, nous avons tous été un nourrisson assoiffé de l’amour nourricier de sa mère, à 100% dépendant d’elle. Cette dimension demeurera le noyau de tout amour. En rester là nous riverait cependant à notre animalité. L’érotisme et la passion viennent alléger cette pesanteur... mais sans combler le manque ni l’égoïsme. L’irruption de la tendresse est nécessaire pour que l’autre devienne sujet, première des nombreuses étapes menant finalement à l’amour inconditionnel de l’humain accompli - que certains appelleraient « christique », ou d’autres « bouddhiques ».

Un premier tour de piste très simple

L’amour gourmand

Au commencement, l’amour se confond totalement avec l’instinct de survie, l’appétit et la gourmandise, que les Grecs appelaient « pornéia ». Au fond de nous, existera toujours un enfant qui veut « manger sa maman » : c’est la base même de notre sensualité. Mais un être qui ne connaîtrait que ce stade ne deviendrait pas vraiment humain.

L’amour passion

 Dès l’enfance, l’appétit animal se double d’érotisme, sens esthétique et ludique, qui peut jouir de la simple contemplation de la beauté de l’aimé. L’éros des Grecs est raffiné, mais il continue à voir l’autre comme l’objet de son plaisir. Il demeure dans le manque, tout comme pothos (l’amour-besoin) et pathé (l’amour-passion), séducteurs et possessifs.

 L’amour tendresse

Tout bascule avec la tendresse (la storgè des Grecs), qui voit l’autre comme un sujet libre et accepte sa différence. C’est au même élan, de moins en moins égoïste, qu’appartiennent : la philia, amour-amitié qui ressent plaisir et joie à constater que l’autre est heureux, même indépendamment de soi ; l’eunoia, amour-dévouement au service du meilleur de l’autre ; et charis, amour-gratitude qui aime sans condition.

 L’amour amour

Peu d’êtres, sans doute, parviennent à cet état - l’agapè ! -, que certains disent « bouddhique » ou « christique », rayonnant d’amour par le simple fait d’exister, en direction de toutes et de tous, comme le soleil éclaire indistinctement son environnement entier. À ce stade, il devient évident que « ce n’est pas exactement moi qui t’aime, c’est l’amour qui aime à travers moi. » Vision mystique, sans aucun doute, que partagent toutes les grandes traditions.

La confrontation accompagne l’évolution

 De la bataille entre chiots, se disputant les mamelles de leur mère, à la sainte colère de l’amour inconditionnel, qui ne peut accepter n’importe quoi de l’autre, précisément parce qu’il l’aime, la relation amoureuse fait des étincelles tout au long du chemin. Mais la confrontation évolue elle-même. Aveuglément jalouse au départ, elle traverse tous les stades qui mènent de la frustration au renoncement et à la compassion, pour aboutir à la joie d’être quel que soit le contexte.

La version plus raffinée de Jean-Yves Leloup

Philosophe, théologien, prêtre orthodoxe, mais aussi psychothérapeute, Jean-Yves Leloup, qui est l’auteur de cette échelle des états amoureux, qui synthétise de nombreuses réflexions sur l’art d’aimer, commence par la résumer ainsi dans le livre qu’il a écrit avec Catherine Bensaid :

Qui oserait dire qu’un “je t’aime” en vaut plus qu’un autre ?

 Mais ce n’est là qu’un premier schéma, que Jean-Yves Leloup affine de plus en plus au fil des pages, passant par exemple par l’explication suivante, qui mène de l’amour-soif (en bas de l’échelle) à l’amour-source (au sommet de l’échelle). Remarquons que ces deux formes extrêmes de l’amour s’expriment pareillement par les mots « je t’aime »...

La Source - je t’aime

10 : agapè : amour gratuit : « l’Amour qui fait tourner la terre, le cœur humain et les autres étoiles » - ce n’est pas seulement moi qui aime et qui t’aime, c’est l’Amour qui aime en moi

9 : charis : amour célébration : je t’aime parce que je t’aime - c’est une joie - c’est une grâce d’aimer et de t’aimer - je t’aime sans condition - je t’aime sans raison

8 : eunoia : amour dévouement : j’aime prendre soin de toi - je suis au service du meilleur de toi-même

7 : harmonia : amour harmonie : que c’est beau la vie quand on aime - nous sommes bien ensemble - avec toi tout est musique - le monde est plus beau

6 : storgè : amour tendresse : je suis meilleur(e) que moi-même quand tu es là - j’ai beaucoup de tendresse pour toi -je suis heureux(se) que tu sois là

5 : philia : amour amitié : je te respecte - je t’admire - j’aime ta différence - je suis bien sans toi - je suis mieux avec toi - tu es mon meilleur ami(e) - j’aime être avec toi - tu me fais du bien

4 : eros : amour érotique : je te désire - tu me fais jouir - tu es belle - tu es beau - tu es jeune

3 : mania pathè : amour passion : je t’aime passionnément - je t’ai dans la peau - tu es à moi, rien qu’à moi - je t’aime comme un fou, je ne peux pas me passer de toi

2 : pothos : amour besoin : tu es tout pour moi - j’ai besoin de toi - je t’aime comme un enfant

1 : porneia : amour appétit : je te mangerai - je t’aime comme une bête

La Soif - Je t’aime

À la fin de cette seconde version de l’échelle des états amoureux, Jean-Yves Leloup tient à poser le propos suivant :

« Cette échelle n’est pas une échelle de valeur. Qui oserait dire qu’un « je t’aime » vaut plus qu’un autre ? Celui du sommet est sans doute le plus libre, ceux des premiers barreaux, les plus dépendants et donc les plus douloureux, mais que sait-on de la « qualité » d’un amour ? Qui prétendrait en être la mesure ?

« De même que Wittgenstein dit à la fin du Tractatus qu’il faut rejeter l’échelle grâce à laquelle on est monté, « alors on aura la juste vision du monde », je dirai que pour avoir une juste vision de l’Amour, il s’agit aussi d’oublier ces échelles, et pour en avoir une juste vision, oublier aussi les lunettes sexologiques, psychologiques ou philosophiques avec lesquelles nous l’avons observé. Plotin grand amateur d’échelle, lui aussi, reconnaissait « que nous ne parlons pas de l’Un, mais de nous-mêmes, c’est-à-dire de l’état de notre être, de notre pensée (et de notre affectivité) par rapport à sa Réalité toujours transcendante. »

« Ainsi en est-il de l’amour, ce n’est pas de lui que nous parlons, mais des états d’âmes et des expériences que chacun, dans ses limites et selon ses capacités, peut en avoir. L’intensité subjective d’un vécu ne nous apprend pas grand-chose sur la réalité qui apparemment en est la cause.

« Aussi à côté de l’approche « cataphatique » de l’Amour, c’est-à-dire : l’affirmation que l’Amour c’est ceci, c’est cela (eros... philia... agapè) il faudrait ajouter avec autant de rigueur et de certitude : l’amour ce n’est pas ceci, ni cela (eros... philia... agapè). Une approche apophatique est toujours nécessaire, pour corriger les inflations et les prétentions, de ceux qui prétendent « expliquer » ce qui leur échappera toujours.

 « D’une certaine façon réfléchir sur l’Amour, c’est se placer en dehors de lui, c’est parler de ce qui nous manque. Ceux qui aiment, ni le temps, ni l’espace ne leur sont donnés pour ce recul... L’Amour les centre et c’est le silence houleux de la mer. »

 

 

 

 

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