L'herbe qui murmure...
Il y a très longtemps, au pays des grandes forets, une colline toute verte faisait une tache claire au milieu des arbres noirs et drus. Elle était couverte d'une herbe qui savait parler et murmurer quand le vent l'agitait. Cette herbe douce avait tissé des liens d'amitié solides avec tous les animaux de la forêt voisine, en particulier avec les cerfs, les renards et les loups gris.
On était en été. Ce jour-là, l'herbe qui murmure était très soucieuse car le vent du sud venait d'apporter, le matin même, une rumeur inquiétante. Une rumeur qui parlait d'un danger qui approchait. L'herbe n'avait osé en parler à personne, mais voici qu'en plein soleil de midi, tous les brins d'herbe constatèrent avec effroi que la rumeur s'était transformée en réalité. Et dès le premier coup d'œil, ils comprirent que leurs amis les animaux étaient en danger de mort.
L'herbe décida donc d'envoyer des messagers les avertir du danger terrible qui les menaçait.
L'herbe appela les papillons et leur dit :
- Allez vite chez les cerfs, les loups et les renards. Dites-leur de venir sur-le-champ nous rejoindre sur la colline verte.
Les papillons s'envolèrent et livrèrent leur message. Les animaux se dirigèrent vers la colline et en peu de temps s'y trouvèrent réunis.
- Écoutez-moi, mes frères, dit l'herbe qui murmure. Un grand danger vous menace. Une bande de chasseurs traverse à cet instant la forêt et s'avance vers vous pour venir prendre vos vies.
- Des chasseurs ? Quel est ce mot ? Que signifie-t-il ? Demandèrent les animaux.
- Ce sont les hommes portant arcs et flèches. Ces flèches mortelles vont transpercer vos cœurs. Ces chasseurs sont tout proches d'ici ; sitôt qu'il vous verront, ils lanceront leurs flèches et vous mourrez !
- Que devons-nous faire ? Demandèrent les animaux désemparés. Herbe qui murmure, toi qui es sage et qui connais tant de secrets, dis-nous comment sauver notre vie.
- Courez chez vous, répondit l'herbe verte. Mettez-vous à l'abri dans votre tanière ou votre abri et restez-y cachés jusqu'au crépuscule du jour à venir. Quand tout danger sera écarté, j'enverrai mes messagers vous avertir.
Les animaux inquiets suivirent sans hésiter les conseils de l'herbe et s'enfuirent aussitôt vers leurs caches au milieu des grands arbres de la forêt.
Le lendemain, lorsque les chasseurs atteignirent le pied de la colline, ils ne virent rien de vivant aux alentours si ce n'est que quelques papillons qui voltigeaient en silence dans la plus parfaite désinvolture. Tout le reste du jour les chasseurs cherchèrent le gibier, mais ils ne virent pas un seul cerf, pas un loup gris, même pas un renard ni un lièvre ni même un écureuil. On n'entendait pas un bruit ; même l'air ne charriait aucune odeur de bête.
Enfin, quand le soir tomba, les chasseurs retournèrent à leur campement au pied de la colline. Ils étaient fatigués et ils avaient faim. Ils étaient partis sans emporter de provisions, car ils étaient sûrs de trouver du gibier en abondance.
- Rentrons chez nous, dit le premier chasseur. Cette région est mauvaise pour la chasse et je meurs de faim.
- Non, dit le second chasseur. Attendons demain, c'est certain que nous trouverons du gibier ici.
- Levons-nous tôt demain et nous trouverons certainement une cible pour tirer nos flèches. Ce soir, pour calmer notre appétit, nous mangerons de l'herbe. Regardez devant nous cette colline couverte d'herbe verte et tendre. Elle a l'air délicieuse. Puisque les animaux s'en délectent, pourquoi ne pas en manger aussi ?
- Et si c'était de l'herbe qui murmure ? Répliqua le premier chasseur. Vous savez tous que celui qui mange de l'herbe qui murmure perdra à jamais le pouvoir de tuer quoi que ce soit avec ses flèches.
- Voyons, frère chasseur, s'écria le troisième compagnon, tu vois bien que cette herbe ne murmure pas. Le vent d'Ouest est levé depuis longtemps ; regarde comme les brins d'herbe sont agités. Et pourtant, nous n'entendons rien, pas le moindre petit son, pas un seul petit grognement.
Tous tendirent l'oreille. En effet, on n'entendait que le doux bruissement des feuilles et le cliquetis des aiguilles du pin que le vent faisait s'entrechoquer. Le vent couchait les brins d'herbe devant eux et les faisait onduler, mais pas un son n'en émanait, c'était l'évidence même.
- Ce n'est pas de l'herbe qui murmure, j'en suis certain, dit avec autorité le chasseur qui avait faim. Allons, mangeons cette herbe verte.
Tous alors, affamés qu'ils étaient, se mirent à cueillir de l'herbe à grandes brassées. Ils la mirent dans un grand chaudron et puis ils la firent bouillir sur le feu. Ils en firent une soupe épaisse et parfumée. Ils se régalèrent de ce repas simple et se sentirent enfin repus. Puis, ils se roulèrent dans des peaux et s'endormirent.
Tandis qu'ils dormaient encore, l'heure du crépuscule arriva. L'herbe qui murmure ne dormait pas. De sa voix la plus douce, elle appela les papillons et leur dit :
- Allez chez vos frères les animaux et dites-leur que tout est bien. Dites-leur que, dès l'aube, ils pourront sortir de leur cachette et parcourir les chemins de la forêt comme d'habitude. Les chasseurs essaieront de les atteindre avec leurs flèches, mais dites-leur de ne pas s'effrayer car elles ne pourront pas les tuer.
Les papillons partirent et livrèrent le message de l'herbe aux cerfs, aux loups gris et aux renards. Chacun transmit les paroles de l'herbe aux siens et aux autres. Le lendemain, aux premières heures du jour, les animaux sortirent de leurs abris. Ils virent les chasseurs s'avancer vers eux. Ils eurent peur et voulurent se cacher, mais ils se rappelèrent le message des papillons. Ils restèrent donc sur place à examiner ces êtres curieux qui marchaient vers eux.
Les chasseurs pointèrent leurs flèches vers eux et tirèrent. Les flèches fendirent l'air et tombèrent sur le sol à quelques pas des bêtes. Tout le jour, les chasseurs tirèrent et leurs flèches ratèrent leur cible. Finalement, frustrés et découragés, ils retournèrent à leur campement au pied de la colline.
- Mes frères, dit tristement le premier des chasseurs, c'était de l'herbe qui murmure que nous avons mangé hier. On le voit bien : toutes nos flèches ratent leur cible malgré l'abondance du gibier.
- Nous n'avions pourtant rien entendu, dit le deuxième chasseur, qui avait rassuré les autres avec une trop grande certitude.
- C'est cette herbe qui nous a trompés, dit le troisième.
- Oui, elle nous a trompés. Elle est restée silencieuse quand nous l'écoutions pour nous donner envie de la manger, et voici maintenant que nous avons perdu le pouvoir de chasser.
Tous les chasseurs de notre tribu vont rire de nous.
- Alors détruisons cette herbe maléfique, dit le deuxième chasseur, encore plus honteux que ses compagnons. Allons l'arracher pour que jamais plus elle ne puisse réduire à l'impuissance d'autres chasseurs.
- Oui ! Mais attendons la nuit, dit le premier chasseur. À ce moment personne ne pourra nous voir. Nous arracherons toute cette herbe sans en laisser un seul brin sur toute la colline.
Les papillons qui se tenaient dans les parages entendirent les paroles des chasseurs. Ils s'envolèrent aussitôt chez les animaux.
- Ohé ! Mes frères, dirent-ils, vos ennemis les chasseurs ont décidé de détruire l'herbe qui murmure pendant la nuit. Comment pouvez-vous empêcher ce malheur ?
- Il faut venir au secours de l'herbe qui murmure, dit le cerf. C'est grâce à elle si nous sommes en vie aujourd'hui ; c'est à notre tour de la sauver.
- S'adressant au renard, le cerf dit :
- Toi, mon frère renard, n'as-tu pas dans la tête une façon, un plan pour sauver notre amie l'herbe qui murmure ?
- Je ne suis pas assez vieux ni assez sage pour ça, répondit le renard. Mais je sais à qui m'adresser pour trouver une solution. Ne bougez pas, mes frères, restez sur place ; je vais courir jusqu'aux montagnes noires où habite le manitou du feu. Il est sage et puissant. Je suis sûr qu'il saura nous aider.
Le renard partit à toute vitesse à travers la forêt vers une longue chaîne de montagnes qui se dessinait au loin. Arrivé à la première montagne il se faufila sous les buissons dans une étroite caverne et suivit un long couloir sombre qui débouchait sur une grotte profonde. Au centre de la grotte on voyait rougeoyer un feu étincelant. Et tout à côté, on distinguait une forme humaine assise sur le sol.
La silhouette bougea et le renard, qui s'approchait timidement, découvrit un visage empreint de bonté.
- Tu viens demander de l'aide ? Fit une voix grave et douce.
- Qu'y a-t-il donc ?
- Des chasseurs projettent d'arracher de terre notre amie l'herbe qui murmure, dit le renard. Peux-tu nous dire, puissant manitou du feu, comment la sauver ? Car nous l'estimons et nous lui devons la vie.
- Mon fils, approche-toi. Vois-tu ces formes qui ressemblent à des pierres noires ? Dit le manitou en indiquant des objets sombres qui jonchaient le sol de la grotte. Ces choses proviennent du centre de la terre. C'est Kije Manitou, l'Esprit souverain, qui les y a mises. Avec des pans du ciel de minuit et un millier de rayons de soleil, il a façonné ces pierres noires et les a cachées au plus profond de la terre. Il savait, dans sa sagesse, que l'homme saurait les trouver le jour où il aurait besoin de chaleur et de lumière.
Il poursuivit :
- Je vais mettre ces pierres dans mon feu pendant que tu retournes vers tes frères les loups et les cerfs. Pars vite, va leur dire qu'ils doivent revenir avec toi, ici même. Tout sera prêt quand vous serez de retour. Je vous donnerai alors ce qu'il vous faut pour sauver la vie de l'herbe qui murmure. Ne perds pas de temps. Il faut que tout soit terminé avant le réveil des chasseurs.
Le renard ne se fit pas prier pour repartir, Il fila comme le vent vers la forêt toute proche de la colline d'herbe verte. Quand il retrouva les loups et les cerfs assemblés, il fut chaudement accueilli. Il leur répéta le discours du manitou.
Et tous ensemble ils se mirent en route vers les montagnes noires et la grotte du manitou du feu. Quand ils furent rendus auprès de lui, ils constatèrent que les pierres que le manitou avait placées dans son feu n'étaient plus noires mais rouges et brillantes comme le feu lui-même.
- Mes enfants, dit le manitou, ces pierres sont des charbons ardents. Prenez-les et placez-les en cercle sur la colline tout autour de l'endroit où croît l'herbe qui murmure, votre amie. Ces charbons ne vous brûleront pas pendant votre voyage car je nous accorde ma protection pour la durée de votre marche. Ils ne brûleront pas non plus l'herbe qu'ils toucheront.
Les animaux remercièrent le manitou. Ils saisirent autant de pièces de charbon qu'ils pouvaient en transporter et reprirent le chemin vers la colline. La nuit était sombre et la lune tardait à se montrer. Les chasseurs dormaient toujours.
Les animaux arrivèrent près d'eux et, sans bruit, ils firent ce que leur avait recommandé le manitou : ils placèrent les morceaux de charbon en cercle et se cachèrent derrière les arbres.
Puis la lune se montra. Peu de temps après les chasseurs s'éveillèrent. À peine levés, ils remarquèrent l'étrange cercle brillant qui entourait l'herbe. Ils crurent rêvés. Ils se frottèrent les yeux et regardèrent encore. On voyait un cercle de feu qui brillait sans montrer de flamme. Les chasseurs furent terrifiés par cette vision ; Ils n'osaient pas gravir la colline tant ils avaient peur.
Enfin, le premier chasseur dit :
- Mes frères, retournons chez nous. Cette herbe qui murmure doit être protégée par Kije Manitou lui-même. Nous n'aurions pas dû en manger et nous ne devrions surtout pas la détruire. Retournons prévenir nos frères.
- Tu as raison, dit le second chasseur. Allons avertir nos gens au plus vite.
Aussitôt, les chasseurs ramassèrent leurs effets et s'en allèrent dans la nuit tandis que le cercle de feu continuait de rougeoyer. Quand le jour parut enfin, il n'y avait plus trace des morceaux de charbon, mais sur la colline, là où ils avaient été placés, un grand cercle brun se voyait distinctement même de la vallée voisine. Et on le voit encore aujourd'hui. Pourtant, même un promeneur attentif ne peut trouver un seul brin d'herbe brûlé sur toute la colline.
Les bêtes de la forêt, dans les moments d'inquiétude, viennent encore demander conseil et réconfort au bon manitou. Souvent, elles empruntent le couloir étroit creusé dans le roc jusqu'à la grotte où brûle le feu étincelant.
En automne, le manitou du feu enseigne aux cerfs comment se cacher dans les collines pour échapper aux chasseurs.
En hiver, quand le froid règne sur le pays, c'est lui qui indique au loup affamé où trouver à manger.
Au printemps et en été, il apprend au renard roux comment brouiller ses pistes et à chacun comment échapper à ses ennemis. Il leur apprend aussi les mille secrets qui permettent à tous de vivre en harmonie avec les arbres de la forêt, l'herbe des collines, l'eau des ruisseaux et toutes les autres merveilles de la nature sauvage. Et jamais les bêtes n'oublieront cette nuit où le manitou du feu les aida à sauver de la mort l'herbe qui murmure et les initia au secret du feu incandescent, le feu sans flammes.
Puis, le soir, quand tout est calme, l'herbe verte s'agite encore dans le vent et parle doucement à ceux qui savent l'écouter !
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Simplement dire que la nature est un "TOUT" et que nous sommes partie intégrante, à condition de savoir écouter et respecter . . .
Très belle légende Serge, que je n'avais pas pu prendre le temps de lire avant ce soir.
Merci, j'aime cette idée de la nature qui "parle" et qu'il nous faut absolument écouter et respecter bien sûr.
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