« Comprendre la nature de l’ego et son mode de fonctionnement est d’une importance vitale si l’on souhaite se libérer de la souffrance…
Mais d’instinct nous imaginons que quelque part, au plus profond de nous, siège une entité durable qui confère une réalité solide et une permanence à notre personne. ..Il s’ensuit un puissant attachement aux notions de « moi », puis de « mien »- mon corps, mon nom, mon esprit, mes possessions, mes amis, etc.- qui entraine soit un désir de possession, soit un sentiment de répulsion à l’égard de l’autre...
L’ego, c’est aussi le sentiment exacerbé de l’importance de soi qui découle de cette construction mentale…
« L’ego n’est rien de plus qu’une construction mentale plus durable que les autres parce qu’elle est constamment renforcée par nos chaines de pensée. Cela n’empêche pas ce concept illusoire d’être dénué d’existence propre. Cette étiquette tenace ne tient sur le flux de notre conscience que grâce à la colle magique de la confusion mentale.
Pour démasquer l’imposture du moi, il faut mener l’enquête jusqu’au bout. Celui qui soupçonne la présence d’un voleur dans sa maison doit inspecter chaque pièce, chaque recoin, chaque cachette possible, jusqu’ à être sur qu’il n’y a vraiment personne. Alors seulement peut-il avoir l’esprit en paix.
Examinons ce qui est supposé constituer l’identité du « moi ».
Notre corps ? Un assemblage d’os et de chair.
Notre conscience ? Une succession de pensées fugaces.
Notre histoire ? La mémoire de ce qui n’est plus.
Notre nom ? Nous lui attachons toutes sortes de concepts-celui de notre filiation, de notre réputation et de notre statut social – mais, en fin de compte, il n’est rien de plus qu’un assemblage de lettres.
Si l’ego constituait vraiment notre essence profonde, on comprendrait notre inquiétude à l’idée de nous en débarrasser. S’il n’est qu’illusion, s’en affranchir ne revient pas à extirper le cœur de notre être, mais simplement à dissiper une erreur et à ouvrir les yeux sur la réalité. L’erreur n’offre aucune résistance à la connaissance, pas plus que l’obscurité n’offre de résistance à la lumière. Des millions d’années de ténèbres peuvent disparaître instantanément, à peine une lampe est-elle allumée.
Lorsque le moi cesse d’être considéré comme le centre du monde, on se sent naturellement concerné par les autres. La contemplation égocentrique de nos propres souffrances nous décourage, alors que le souci altruiste des souffrances d’autrui ne fait que redoubler notre détermination à œuvrer à leur soulagement.
Le sentiment profond d’un « moi » qui serait au cœur de notre être : c’est bien cela que nous devons examiner honnêtement.
Où se trouve ce « moi » ?
Il ne peut être uniquement dans mon corps, car lorsque je dis « je suis triste », c’est ma conscience qui éprouve une impression de tristesse, pas mon corps.
Se trouve-t-il alors uniquement dans ma conscience ?
C’est loin d’être évident. Quand je dis « Quelqu’un m’a poussé », est-ce ma conscience qui a été poussée ? Certes non. Le moi ne saurait se trouver en dehors du corps et de la conscience.
La notion de moi est-elle simplement associée à l’ensemble du corps et de la conscience ?
Nous passons à une notion plus abstraite. La seule issue de ce dilemme consiste à considérer le moi comme une désignation mentale attachée à un processus dynamique, à un ensemble de relations changeantes qui intègrent nos sensations, nos images mentales, nos émotions et nos concepts. Le moi n’est finalement qu’un nom par lequel on désigne un continuum, de la même façon qu’on appelle un fleuve Amazone ou Gange. Chaque fleuve a une histoire, il coule dans un paysage unique et son eau peut avoir des propriétés curatives ou être polluée. Il est donc légitime de lui donner un nom et de le distinguer d’un autre fleuve. Cependant, il n’existe pas dans le fleuve une entité quelconque qui serait le « cœur » ou l «’essence du fleuve. De même, le « moi » existe de manière conventionnelle, mais en aucune façon sous la forme d’une entité qui constituerait le cœur de notre être.
L’ego a toujours quelque chose à perdre et quelque chose à gagner ; la simplicité naturelle de l’esprit, elle, n’a rien à perdre et à gagner, il n’est pas nécessaire de lui retrancher ou de lui ajouter quoi que ce soit.
L’ego se nourrit de la rumination du passé et de ‘anticipation de l’avenir, mais il ne peut survivre dans la simplicité du moment présent.
Demeurons dans cette simplicité, dans la pleine conscience du maintenant, qui est liberté, apaisement ultime de tout conflit, de toute fabrication, de toute projection mentale, de toute distorsion de toute identification et de toute division.
Abandonner cette fixation sur l’ego et ne plus s’identifier à lui revient à gagner une immense liberté intérieure. Liberté qui permet d’aborder tous les êtres que l’on rencontre et en toute situation avec naturel, bienveillance, courage et sérénité. N’ayant rien à gagner ni rien à perdre, on est libre de tout donner et de tout recevoir. »
Texte extrait de « L’art de la méditation » de Matthieu RICARD