L'ayahuasca et ses dangers ?

Sur la piste d’une vieille drogue péruvienne et d’un nouveau romantisme de masse ?

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Jean-Loup Amselle

L’anthropologue et ethnologue Jean-Loup Amselle s’est rendu en Amazonie péruvienne pour y observer un nouvel engouement touristique autour des pratiques chamaniques. Un mouvement de retour à la nature qui, selon lui, n’irait pas sans rappeler l’époque du romantisme.
L’ayahuasca est un breuvage hallucinogène réalisé à base de lianes, dont l’objectif serait -entre autres- de « nettoyer l’âme  ». Il s’administre dans le cadre d’un rituel, réalisé en compagnie d’un chaman, visant la mise en contact avec le monde surnaturel. S’il est impossible de quantifier le nombre de touristes qui s’aventurent aujourd’hui dans la jungle amazonienne pour bénéficier de ses effets, il semblerait que le phénomène prenne une certaine ampleur. Jean-Loup Amselle évoque même, dans son ouvrage « Psychotropiques » (Albin Michel, 2013), d’une véritable «  fièvre » qui se serait emparée d’un grand nombre de «  patients-touristes  », Américains du Sud et du Nord, mais aussi Européens, avide d’alternatives à la médecine occidentale… 
Pourquoi un Occidental, bénéficiant aisément (a priori) de la médecine moderne, se lancerait-il dans un tel périple pour se soigner ? s’est demandé le chercheur. Pour lui, il s’agirait de partir en «  quête de soi  » via un retour à la nature, à la « pensée sauvage  » mais aussi à l’irrationnel… rationnalisé. « Au sein de ce que l’on a nommé la filière chamanique, on ne peut qu’être frappé par la cohérence intellectuelle qui unit ce discours anticartésien, savant, institutionnalisé, visant à ôter à l’homme la maîtrise et la possession de la nature  », écrit-il. L’anthropologue fait par ailleurs un lien entre ce qui caractérise ces pratiques « New Age » et le mouvement romantique, fondé sur « l’idée que l’homme est à l’étroit dans le monde et qu’il doit se tourner vers d’autres univers ». Précision : « Il doit en particulier se débarrasser de la gangue scientifique et technique qui l’enveloppe depuis qu’il est parvenu à l’état civilisé et être plus sensible aux influences spirituelles et cosmiques, et même aux propriétés cachées des minéraux, des végétaux et des animaux  ». Bref, tout ce que promet un voyage en Amazonie, l’immersion dans la jungle, la rencontre avec un chaman, et l’état de transe induit par la prise d’ayahuasca. Un romantisme d’un genre nouveau, qui ne viendrait pas perturber les grands desseins capitalistes et libéraux, nous souffle Jean-Loup Amselle. Et même, qui s’y assortirait parfaitement. A.M

LesInfluences.fr : Vous qui êtes africaniste, comment en êtes-vous venu à étudier ce tourisme autour de l’ayahuasca en Amazonie ?

Jean-Loup Amselle  : J’ai eu l’occasion de faire un premier séjour en Bolivie en 2007, dans le cadre des enquêtes que je menais sur le post-colonialisme, et qui ont été publiées dans mon livre « L’Occident décroché ». Ce voyage m’a donné envie de me rendre au Pérou et en Amazonie, la terre d’élection de l’anthropologie la plus primitiviste qui soit… Celle de Lévi-Strauss et de ses disciples… et que je n’aime pas tellement, ce qui se devine d’ailleurs dans « Psychotropiques ». Le tourisme chamanique dans cette région était en plein boom. J’ai donc décidé de me lancer sur ce thème, et ai effectué quatre séjours d’un mois en Amazonie péruvienne. Le même type de pratiques chamaniques existe ailleurs, mais c’est dans cette région que les touristes se rendent pour prendre la fameuse ayahuasca… Sans doute du fait de cette espèce de fantasme autour de l’Amazonie.

« Les anthropologues ont de plus en plus tendance à prendre fait et cause pour les organisations indigénistes »

LesInfluences.fr : Vous expliquez, dans votre ouvrage, n’en avoir vous-même pas pris. Est-ce par critique envers certains anthropologues qui auraient tendance à se confondre avec leur objet d’étude ?
Jean-Loup Amselle  : En effet. Actuellement en Amérique Latine, les peuples autochtones se sont organisés en ONG. Du fait de cette floraison du mouvement indigéniste, il est de plus en plus difficile pour les anthropologues d’avoir un accès direct aux informateurs sans passer par ces organisations, qui font écran. Pourtant, l’idéal serait d’avoir directement accès aux faits, et aux membres des communautés villageoises. Résultat : les anthropologues ont de plus en plus tendance à prendre fait et cause pour les organisations indigénistes. Ils manquent donc de distance. Il ne faut pas oublier que ce sont des organisations politiques, comme nos partis ou syndicats ici, et qu’elles défendent certaines causes, légitimes d’un certain point de vue, mais qui sont aussi orientées et formatées… La tendance de l’anthropologie, notamment américaine, est de « coller » aux énoncés venant de ces communautés, et donc d’abolir la distance entre l’observateur et l’observé dans cette volonté de « faire corps ». Je pense pourtant que pour faire de l’anthropologie, cette distance est nécessaire… On objective forcément les gens que l’on étudie. C’est pour cette raison que je n’ai pas voulu en prendre. Et puis de toute façon l’expérience que l’on peut avoir en absorbant ce breuvage est unique. On ne peut pas se mettre à la place des gens, ceux qui voient un anaconda ou qui se déplacent comme un jaguar… Comme on a pu le voir à la télévision. Autant d’expériences qui sont, je le rappelle, suggérées par ce que j’appelle la « vulgate chamanique ».

LesInfluences.fr : Selon vous, pourquoi un Occidental ferait-il le choix d’aller se guérir si loin ?

Jean-Loup Amselle  : L’Amazonie est une terre de fantasmes comme je le disais… Il y a une concurrence d’ailleurs entre l’Afrique et l’Amérique : la première étant le berceau de l’Humanité, et la seconde celui des plantes. En absorbant l’ayahuasca, l’idée est de se rapprocher des origines, non pas de l’Humanité, mais de quelque chose de plus ancien : le monde végétal. Et en revenant aux origines du monde… l’idée est de revenir aux siennes. Ce qui transparaît à travers le discours chamanique : il s’agit de retrouver les archétypes qui sont en soi, des schèmes de pensée à la fois collectifs et individuels. C’est donc cela qui pousse les touristes, ou les patients, à se rendre en Amazonie pour aller au tréfonds d’eux mêmes et en même temps de l’espèce. Cette recherche de primitivité s’exerce notamment auprès des chamanes autochtones, et notamment des chamanes Shipibos. A ce propos, j’ai eu un retour de l’une des touristes rencontrée alors, qui a décidé de ne plus aller voir son chamane, parce qu’il n’était pas un pur autochtone… Il était trop « catholique ». Les touristes recherchent donc le « pur ». Les chamanes autochtones, et notamment les « Shipibo », sont donc très prisés en Amazonie.

« Après cinq siècles de colonisation espagnole, et l’actuelle influence occidentale : il est effectivement impossible de donner une définition d’un chamanisme des origines »

LesInfluences.fr : Justement, vous évoquez le fait qu’il est complexe de définir un « chamanisme pur », étant donnés les mélanges avec les colonisateurs et donc la religion catholique ?

Jean-Loup Amselle  : Après cinq siècles de colonisation espagnole, et l’actuelle influence occidentale : il est effectivement impossible de donner une définition d’un chamanisme « des origines ». Certains acteurs défendent un « chamanisme pur », contre un néochamanisme qui pervertirait ou ne correspondrait pas à la tradition… Mais personne ne saurait dire ce qu’est exactement ce « chamanisme pur ». D’ailleurs, l’utilisation du terme « chamane » en Amazonie est récent. On parlait auparavant de « guérisseurs » par exemple. Les chamanes actuels ont pris un positionnement pour bien pénétrer le marché touristique, notamment les métis qui se revendiquent comme ayant un ancêtre autochtone et donc comme ayant une légitimité particulière. Il y a donc comme une ethnicisation consécutive au développement de ce tourisme. Les touristes viennent pour « consommer du Shipibo », c’est une marque de fabrique. Mais ça marche assez bien aussi pour les métis, notamment grâce aux Occidentaux qui y font leur premier voyage et souhaitent être rassurés. C’est d’ailleurs un peu paradoxal parce que les « touristes » cherchent un peu les frayeurs liées à la prise du breuvage, qui conduit parfois à des accidents. Mais lors d’un premier voyage, ils choisissent souvent des métis, et s’ils souhaitent aller plus loin ensuite, ils vont aller vers du plus « authentique ». Il faut savoir par ailleurs que si les guérisseurs utilisent l’ayahuasca depuis longtemps, ce n’était pas la substance la plus utilisée pour guérir. Ils soignaient surtout avec le tabac local : le guérisseur aspirait la fumée et soufflait sur les parties malades. Le retournement a eu lieu il y a une trentaine d’années : l’ayahuasca s’est en fait développé en même temps que le tourisme. A priori, puisque le breuvage est préparé à base de lianes, il est censé venir de la jungle. Sauf que désormais, les chamanes les cultivent dans leur jardin… Ils ne vont plus les chercher dans la forêt. Donc sous le vernis de la tradition, les gens consomment en réalité des choses qui sont arrivées avec le tourisme.

LesInfluences.fr : Les médias font souvent, eux aussi, la promotion de cette pratique étant donnés les nombreux sujets réalisés sur l’ayahuasca. Comment l’expliquer ? Suivent-ils tout simplement l’air du temps ?

Jean-Loup Amselle : Ils le suivent, c’est sûr. Mais en même temps ils le fabriquent. Déjà parce que ça marche, mais en plus parce que ça ne fâche pas. Ca ne trouble pas, ni n’ébranle le système. Et les journalistes ne sont pas forcément responsables, parce que les anthropologues eux-mêmes se prêtent à ce jeu. Il n’y a à mes yeux pas de rupture entre les chamanes, les directions du tourisme péruvien, et les anthropologues promoteurs de l’ayahuasca. Certains acceptent de publier leurs articles dans des revues où se mêlent également les entrepreneurs chamaniques, parce qu’ils tirent également profit de cette vogue du chamanisme. Il existe bien sûr des ouvrages très sérieux, mais il y a parfois mélange des genres… à mon avis dommageable.

« Le gouvernement péruvien défend les chamanes, et en même temps, de façon un peu hypocrite, il défend un usage traditionnel de l’ayahuasca »

LesInfluences.fr : Ce tourisme, qui implique la prise de cette substance, peut parfois entrainer de graves accidents, voire des décès, mais il rapporte aussi beaucoup… Comment l’Etat péruvien gère-t-il cela ?

Jean-Loup Amselle  : Il est en effet dans une situation ambiguë. Lorsque j’étais dans l’un de ces campements, une allemande a fait une crise cardiaque. Elle s’en est sortie parce qu’un médecin travaillait dans ce campement. Mais certaines personnes trouvent la mort, comme le trapéziste Fabrice Champion en 2011. Et nous ne savons pas toujours exactement dans quelles conditions… Selon l’entrepreneur chamanique Guillermo Arévalo, il aurait en réalité pris en même temps marijuana, et alcool. Mais il est finalement difficile de savoir. Quoi qu’il en soit, le gouvernement péruvien défend les chamanes et, de façon un peu hypocrite, il défend aussi un usage traditionnel de l’ayahuasca. En réalité, il ne veut juste pas que cela fasse de vagues et essaie de normaliser un peu ces pratiques, à travers une sorte d’« Ordre des chamanes », dont le but serait de les « labelliser ». Il essaie également de faire en sorte que les touristes produisent un certificat médical… Mais c’est de la foutaise ! Impossible de connaître toutes les interactions médicamenteuses. C’est déjà complexe entre médicaments bien connus… A noter aussi que de nombreux malades en phase terminale font le voyage.

LesInfluences.fr : Selon vous, ce « tourisme » illustre le rejet de la société occidentale, sa rationalité, ses Lumières, et même le marxisme… Ce qui expliquerait plus globalement le mouvement « New Age ». Ce rejet de la rationalité aurait-il un avenir selon vous ?

Jean-Loup Amselle : Je crois que le New Age est extrêmement important, en Amazonie mais pas seulement. On le retrouve aussi au Mexique, autour des Mayas, où travaille l’une de mes étudiantes. Avec l’écroulement du mur de Berlin, la fin de l’Union soviétique, la fin des « grands récits », et même la psychanalyse considérée comme étant très patriarcale, le discours autour des droits de l’homme, on observe un repli des individus sur eux-mêmes, sur la sphère privée. Ce qui est aussi cohérent avec le libéralisme : on doit devenir entrepreneur de soi-même, se prendre en charge totalement. Donc finalement, cette idéologie New Age colle très bien au capitalisme. Elle est donc promise à un grand avenir… Les gens sont complètement déboussolés, les mouvements sociaux n’excitent plus personne. En parallèle, tout ce qui est de l’ordre du développement personnel, de la sophrologie, ou du coaching, marche très bien. Malheureusement… De mon point de vue. C’est aussi lié à une attitude de méfiance à l’égard de la médecine scientifique, de la nourriture aussi, du fait des nombreux scandales, de la science en général, et du productivisme. D’où cette volonté de retour vers la nature, avec l’idée qu’il n’y a plus d’avenir, d’utopies… La seule solution est alors de se tourner vers le passé. C’est une « rétrovolution ».

« Les gens ne croient plus au grand soir, à la révolution. Ils croient à des choses beaucoup plus immédiates, et cherchent des solutions qui les concernent eux-mêmes, leurs santé, leur bien être, physique et spirituel, dans un traitement holistique de leur être… »

LesInfluences.fr : Le développement de cette irrationalité n’a-t-il pas aussi à voir avec un besoin de « croire » ?

Jean-Loup Amselle  : Effectivement. Et il y a de nouvelles formes du croire. Par exemple, l’Eglise catholique, en Amérique Latine, ne touche que les élites. Ailleurs, on préfère l’évangélisme… Ou alors le bouddhisme. L’Eglise catholique n’entraîne plus les individus. Par contre, ce n’est pas parce que les églises ne se remplissent plus, que les gens ne croient plus. Il y a donc comme une croyance diffuse, qui peut être « attrapée » par d’autres religiosités ou spiritualités. Et parmi elles : le chamanisme… Il n’y a plus de systèmes d’explication du monde totaux et globaux. Ca ne marche plus, on n’y croit plus. Les gens ne croient plus au grand soir, à la révolution. Ils croient à des choses beaucoup plus immédiates, et cherchent des solutions qui les concernent eux-mêmes, leurs santé, leur bien être, physique et spirituel, dans un traitement holistique de leur être… C’est cela qui attire. Je pense que c’est une forme d’endoctrinement des individus qui leur fait accepter leur condition d’existence… En France, les travailleurs sont de plus en plus précaires. Ces phénomènes intellectuels, religieux, idéologiques, leur font accepter leur condition. Les chamanes d’ailleurs affirment pouvoir soigner le stress… La maladie par excellence de l’Occident. Un touriste belge que j’ai rencontré se demandait d’ailleurs si, au fond, prendre de l’ayahusca n’était pas simplement une façon de retourner travailler ensuite avec plus de « punch »… Une simple façon de se remotiver.


Repères :

- Jean-Loup Amselle enseigne à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et dirige les Cahiers d’études africaines. Il est également auteur de « L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes » (Stock, 2008), et « Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains » (Stock, 2010).

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