Comment aimer sans s’aimer ? Jacques Salomé

Besoin d’aimer à tout prix, dévotion ou dévalorisation... Le manque d’amour de soi empoisonne toute relation de couple, explique Jacques Salomé, psychosociologue.

Amour de soi et rapport amoureux

Psychologies : Comment se manifeste le manque d’amour de soi dans notre relation aux autres et dans le rapport amoureux ?
Jacques Salomé : Le manque d’amour de soi – cet amour fait de bienveillance, de respect – a des conséquences directes sur nos relations avec autrui. Il se traduit par un manque de confiance, des doutes et de la méfiance qui vont générer ou entretenir soit des relations à base d’appropriation et de possessivité, soit des relations de type persécuté-persécutant. Si je ne m’aime pas, je ne pourrai pas aimer, puisque je serai dans le besoin et l’exigence d’être aimé.

Dans le manque d’amour de soi, on est toujours, ou dans le « demander-exigence », ou dans le « refuser, parce que pas assez ». Dans les deux cas de figure, on a une grande difficulté à donner. Lorsque l’on ne s’aime pas, on pense que l’on n’a rien à donner de valable et d’intéressant, et lorsque l’on donne, on a le sentiment d’être dépossédé, par une sorte d’équation inconsciente d’avoir "un moins" en soi.

Manque d'amour de soi = échec amoureux ?

Psychologies : Les relations basées sur le manque d’amour de soi sont donc vouées à l’échec ?
Jacques Salomé : C’est un constat que l’on vérifie sans cesse. Dans ces couples bancals, celui qui ne s’aime pas finit invariablement par user, puis par détruire la confiance de l’autre envers lui. Le partenaire pourvoyeur d’amour va, à son tour, se mettre à douter, avant de se lasser définitivement de fournir des preuves d’amour n’entraînant aucune réciprocité. Ce genre de relation est un jeu fou de miroir, qui repose sur une mission impossible : tenter pathétiquement de donner à l’autre ce que lui seul pourrait s’offrir, de l’amour envers lui-même.

Le manque d’amour de soi se traduit essentiellement par la recherche de partenaires dont on va essayer de se faire aimer à tout prix. Ces choix, qui sont la plupart du temps inconscients, reposent sur une sorte d’escroquerie relationnelle : tout se passe comme si l’un disait à l’autre : « J’ai tellement besoin de toi, et tant que tu réponds à mon besoin, je te suis attaché. » L’autre pourrait répondre : « Je sens bien au fond de moi que tu ne m’aimes pas, mais j’ai la croyance que, grâce à mon amour, tu m’aimeras quand même un jour. » Il faut aussi ajouter que, dans la relation amoureuse, le manque d’amour de soi entraîne très souvent un jeu de disqualification mutuelle. Celui qui ne s’aime pas va mettre en cause l’amour de l’autre : « Comment peut-il aimer quelqu’un d’aussi nul que moi ? Il est encore plus nul que je ne le pensais. » Cela se passe sur un mode inconscient, mais violente les relations intimes.

Ce manque d’amour de soi peut aussi prendre une forme de dévotion, se traduisant par un besoin d’aimer "à tout prix". Mais ce don d’amour n’est que le masque d’un énorme besoin d’être aimé qui ne sera jamais comblé. Ainsi, une patiente me confiait que les « je t’aime » incessants de son mari la mettait mal à l’aise, car elle les ressentait comme une exigence menaçante, une violence cadrée qui contredisait ce qu’il pouvait y avoir de bon et de sécurisant dans leur relation. Lorsqu’elle s’est séparée de lui, elle a perdu en deux mois les vingt kilos qu’elle avait accumulés inconsciemment pour se protéger de ces « je t’aime » terroristes.

Et la sexualité ?

Psychologies : Quelle répercussion ce manque d’amour de soi peut avoir sur notre vie sexuelle ?
Jacques Salomé : La vie sexuelle est fondée sur la rencontre de tous les langages de la communication humaine : langage des sentiments, des désirs, des émotions, de l’inconscient et des sens. Dans la rencontre sexuelle, le manque d’amour de soi va induire des rapports d’exigence, de violence, voire de perversité de type sadique. Celui qui ne s’aime pas peut à la fois tout accepter de l’autre et se vivre comme un simple objet de désir, et traiter l’autre comme l’objet de son propre plaisir. Je repense à cette femme qui s’est, selon ses mots, « révoltée après quinze ans de vie commune ». Elle percevait que son compagnon lui faisait l’amour, non dans le plaisir et l’abandon, mais avec la volonté de vérifier qu’elle lui appartenait, que son corps était sa propriété. Très souvent, le manque d’amour de soi va orienter la vie sexuelle sur des pratiques de possessivité, de consommation, de captation, et d’aliénation de l’autre.

L'amour de l'autre

Psychologies : L’amour de l’autre peut-il suppléer au manque d’amour de soi ?
Jacques Salomé : C’est, je crois, l’un de nos désirs les plus absurdes. C’est une utopie. L’amour de l’autre peut donner l’impression de combler ce manque, en soi, de ne pas savoir s’aimer, en recouvrant l’angoisse d’un voile de tendresse et de sécurité très aléatoires, mais c’est une illusion aussi dangereuse que vaine. Lorsque l’on ne s’aime pas, on est dans l’attente d’un amour inconditionnel, et ce type de demande conduit immanquablement à mettre à l’épreuve l’amour de l’autre constamment, sans relâche. C’est s’obliger à vivre en permanence avec la peur au ventre, et dans l’incertitude d’être réellement aimé.

Un homme me racontait que sa compagne maltraitait son amour, tirant tellement fort sur la relation que celle-ci menaçait de rompre. En mettant à l’épreuve les sentiments de son partenaire, cette jeune femme lui demandait implicitement : « Est-ce que tu m’aimeras quand même si je suis moche avec toi, si je te trompe, si tu ne peux pas me faire confiance ? »

L’amour qui ne s’inscrit pas dans une relation de qualité n’est ni nourrissant ni structurant. Je vais donner un exemple concret. J’ai incontestablement été un enfant aimé, j’étais la prunelle des yeux de ma mère. Pourtant, la relation qu’elle entretenait avec moi, à base d’injonctions, de dévalorisation, de chantage ou de menaces, ne m’a pas permis d’inscrire de la confiance, de la bienveillance et de l’amour envers moi-même. Ainsi, malgré l’amour de ma mère, je ne m’aimais pas. A l’âge de 9 ans, je suis tombé malade. J’ai dû quitter mon milieu familial pour aller en sanatorium pendant quatre ans. Là, j’ai rencontré une infirmière qui m’a donné, pour la première fois de ma vie, le sentiment que, tel que j’étais, j’avais une valeur, que j’étais estimable, donc aimable.

Autre exemple : dans une thérapie, ce n’est pas l’amour du thérapeute – même si chaque patient imagine que son thérapeute l’aime plus ou mieux que tous les autres patients – qui va changer le regard que l’on porte sur soi, mais la qualité de la relation qu’il propose, une relation basée sur la bienveillance et l’écoute. C’est pourquoi je ne me lasse pas de répéter que le plus beau cadeau que l’on peut faire à un enfant, ce n’est pas tant de l’aimer, que de lui apprendre à s’aimer.

L’autre, moi et la relation

Psychologies : Quelle est la particularité d’une relation dans laquelle les deux partenaires ont suffisamment d’amour de soi en eux pour aborder la rencontre amoureuse et, par la suite, le couple ?
Jacques Salomé : La possibilité de créer ensemble une relation vivante et créative, qui ouvre la porte à tous les possibles de l’amour. Dans une relation, que je symbolise par une écharpe, je rappelle que nous sommes toujours trois : l’autre, moi, et la relation qu’il y a entre nous. Dans une relation dysfonctionnelle, on veut, le plus souvent, gérer "le bout" de l’autre, ou bien on attend que l’autre gère notre propre "bout"». Dans une relation respectueuse des possibles de chacun, chaque partenaire devient responsable de son "bout de relation"», et peut se définir et se positionner sans avoir besoin de définir ou d’aliéner l’autre.

Ce positionnement responsable est l’antidote à la dépendance, à la frustration et au conflit destructeur. Il nous donne accès à notre créativité, notre indépendance et notre liberté d’être. L’amour de soi nous fait accéder, dans la relation à l’autre, aux meilleurs de tous les possibles. Les nôtres, et ceux de notre partenaire.

Comment devenir ami avec soi

On pense souvent que les spiritualités orientales méprisent le "moi" et cherchent à l’abolir en vue de "s’améliorer".Or, le bouddhisme parle plutôt de bienveillance ("maitri") comme pratique essentielle.

Mais qu’est-ce qu’être « bienveillant envers soi-même » ? La moniale d’origine américaine Pema Chödron répond : « C’est commencer à s’intéresser à soi-même, faire des recherches et être curieux à son propre sujet. » Pour cela, le principal véhicule est évidemment la méditation, car elle permet d’observer, puis d’accepter la moindre de ses pensées et de ses émotions.

Le but n’est alors plus le nombrilisme, mais une ouverture à la compassion : « Si vous parvenez à avoir envers vous-même cette sorte d’honnêteté, de douceur et de bonté, et à rester clair face à vous, ce sentiment de bienveillance peut s’étendre aux autres sans obstacle. »

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Commentaire de REVSEM le 27 décembre 2013 à 16:26

Un grand monsieur ce J. Salomé ! Je pense qu'il incarne très bien ce dont il parle.

OUI, réapprenons à nous aimer pour mieux aimer les autres et vivre la relation de couple comme une relation sacrée !

Merci Isabelle pour ce partage. 

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