Le Monde.fr : Archives 13/01/10

Eloge de la métamorphose
Article paru dans l'édition du 10.01.10

Pour éviter la désintégration du « système Terre », il faut d'urgence changer nos modes de pensée et de vie. Tout est à transformer pour trouver de
nouvelles raisons d'espérer
Quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se désintègre ou alors il est capable de susciter un meta-système
à même de traiter ses problèmes : il se métamorphose. Le système Terre est incapable de s'organiser pour traiter ses problèmes vitaux : périls
nucléaires qui s'aggravent avec la dissémination et peut-être la privatisation de l'arme atomique ; dégradation de la biosphère ; économie
mondiale sans vraie régulation ; retour des famines ; conflits ethno-politico-religieux tendant à se développer en guerres de civilisation.
L'amplification et l'accélération de tous ces processus peuvent être considérées comme le déchaînement d'un formidable feed-back négatif,
processus par lequel se désintègre irrémédiablement un système.
Le probable est la désintégration. L'improbable mais possible est la métamorphose. Qu'est-ce qu'une métamorphose ? Nous en voyons
d'innombrables exemples dans le règne animal. La chenille qui s'enferme dans une chrysalide commence alors un processus à la fois
d'autodestruction et d'autoreconstruction, selon une organisation et une forme de papillon, autre que la chenille, tout en demeurant le même. La
naissance de la vie peut être conçue comme la métamorphose d'une organisation physico-chimique, qui, arrivée à un point de saturation, a créé la
méta-organisation vivante, laquelle, tout en comportant les mêmes constituants physico-chimiques, a produit des qualités nouvelles.
La formation des sociétés historiques, au Moyen-Orient, en Inde, en Chine, au Mexique, au Pérou constitue une métamorphose à partir d'un
agrégat de sociétés archaïques de chasseurs-cueilleurs, qui a produit les villes, l'Etat, les classes sociales, la spécialisation du travail, les grandes
religions, l'architecture, les arts, la littérature, la philosophie. Et cela aussi pour le pire : la guerre, l'esclavage. A partir du XXIe siècle se pose le
problème de la métamorphose des sociétés historiques en une société-monde d'un type nouveau, qui engloberait les Etats-nations sans les
supprimer. Car la poursuite de l'histoire, c'est-à-dire des guerres, par des Etats disposant des armes d'anéantissement, conduit à la quasidestruction
de l'humanité. Alors que, pour Fukuyama, les capacités créatrices de l'évolution humaine sont épuisées avec la démocratie
représentative et l'économie libérale, nous devons penser qu'au contraire c'est l'histoire qui est épuisée et non les capacités créatrices de
l'humanité.
L'idée de métamorphose, plus riche que l'idée de révolution, en garde la radicalité transformatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, de
l'héritage des cultures). Pour aller vers la métamorphose, comment changer de voie ? Mais s'il semble possible d'en corriger certains maux, il est
impossible de même freiner le déferlement techno-scientifico-économico-civilisationnel qui conduit la planète aux désastres. Et pourtant l'Histoire
humaine a souvent changé de voie. Tout commence, toujours, par une innovation, un nouveau message déviant, marginal, modeste, souvent
invisible aux contemporains. Ainsi ont commencé les grandes religions : bouddhisme, christianisme, islam. Le capitalisme se développa en
parasite des sociétés féodales pour finalement prendre son essor et, avec l'aide des royautés, les désintégrer.
La science moderne s'est formée à partir de quelques esprits déviants dispersés, Galilée, Bacon, Descartes, puis créa ses réseaux et ses
associations, s'introduisit dans les universités au XIXe siècle, puis au XXe siècle dans les économies et les Etats pour devenir l'un des quatre
puissants moteurs du vaisseau spatial Terre. Le socialisme est né dans quelques esprits autodidactes et marginalisés au XIXe siècle pour devenir
une formidable force historique au XXe. Aujourd'hui, tout est à repenser. Tout est à recommencer.
Tout en fait a recommencé, mais sans qu'on le sache. Nous en sommes au stade de commencements, modestes, invisibles, marginaux, dispersés.
Car il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d'initiatives locales, dans le sens de la régénération
économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou de la réforme de vie.
Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n'en prend connaissance. Mais elles sont
le vivier du futur. Il s'agit de les reconnaître, de les recenser, de les collationner, de les répertorier, et de les conjuguer en une pluralité de
chemins réformateurs. Ce sont ces voies multiples qui pourront, en se développant conjointement, se conjuguer pour former la voie nouvelle,
laquelle nous mènerait vers l'encore invisible et inconcevable métamorphose. Pour élaborer les voies qui se rejoindront dans la Voie, il nous faut
nous dégager d'alternatives bornées, auxquelles nous contraint le monde de connaissance et de pensée hégémoniques. Ainsi il faut à la fois
mondialiser et démondialiser, croître et décroître, développer et envelopper.
L'orientation mondialisation/démon-dialisation signifie que, s'il faut multiplier les processus de communication et de planétarisation culturelles,
s'il faut que se constitue une conscience de « Terre-patrie », il faut aussi promouvoir, de façon démondialisante, l'alimentation de proximité, les
artisanats de proximité, les commerces de proximité, le maraîchage périurbain, les communautés locales et régionales.
L'orientation « croissance/décroissan-ce » signifie qu'il faut faire croître les services, les énergies vertes, les transports publics, l'économie
plurielle dont l'économie sociale et solidaire, les aménagements d'humanisation des mégapoles, les agricultures et élevages fermiers et
biologiques, mais décroître les intoxications consommationnistes, la nourriture industrialisée, la production d'objets jetables et non réparables, le
trafic automobile, le trafic camion (au profit du ferroutage).
L'orientation développement/envelop-pement signifie que l'objectif n'est plus fondamentalement le développement des biens matériels, de
l'efficacité, de la rentabilité, du calculable, il est aussi le retour de chacun sur ses besoins intérieurs, le grand retour à la vie intérieure et au primat
de la compréhension d'autrui, de l'amour et de l'amitié.

Il ne suffit plus de dénoncer. Il nous faut maintenant énoncer. Il ne suffit pas de rappeler l'urgence. Il faut savoir aussi commencer par définir les
voies qui conduiraient à la Voie. Ce à quoi nous essayons de contribuer. Quelles sont les raisons d'espérer ? Nous pouvons formuler cinq principes
d'espérance.
1. Le surgissement de l'improbable. Ainsi la résistance victorieuse par deux fois de la petite Athènes à la formidable puissance perse, cinq siècles
avant notre ère, fut hautement improbable et permit la naissance de la démocratie et celle de la philosophie. De même fut inattendue la
congélation de l'offensive allemande devant Moscou en automne 1941, puis improbable la contre-offensive victorieuse de Joukov commencée le 5
décembre, et suivie le 8 décembre par l'attaque de Pearl Harbor qui fit entrer les Etats-Unis dans la guerre mondiale.
2. Les vertus génératrices/créatrices inhérentes à l'humanité. De même qu'il existe dans tout organisme humain adulte des cellules souches dotées
des aptitudes polyvalentes (totipotentes) propres aux cellules embryonnaires, mais inactivées, de même il existe en tout être humain, en toute
société humaine des vertus régénératrices, génératrices, créatrices à l'état dormant ou inhibé.
3. Les vertus de la crise. En même temps que des forces régressives ou désintégratrices, les forces génératrices créatrices s'éveillent dans la crise
planétaire de l'humanité.
4. Ce à quoi se combinent les vertus du péril : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. » La chance suprême est inséparable du risque
suprême.
5. L'aspiration multimillénaire de l'humanité à l'harmonie (paradis, puis utopies, puis idéologies libertaire /socialiste/communiste, puis
aspirations et révoltes juvéniles des années 1960). Cette aspiration renaît dans le grouillement des initiatives multiples et dispersées qui pourront
nourrir les voies réformatrices, vouées à se rejoindre dans la voie nouvelle.
L'espérance était morte. Les vieilles générations sont désabusées des faux espoirs. Les jeunes générations se désolent qu'il n'y ait plus de cause
comme celle de notre résistance durant la seconde guerre mondiale. Mais notre cause portait en elle-même son contraire. Comme disait Vassili
Grossman de Stalingrad, la plus grande victoire de l'humanité était en même temps sa plus grande défaite, puisque le totalitarisme stalinien en
sortait vainqueur. La victoire des démocraties rétablissait du même coup leur colonialisme. Aujourd'hui, la cause est sans équivoque, sublime : il
s'agit de sauver l'humanité.
L'espérance vraie sait qu'elle n'est pas certitude. C'est l'espérance non pas au meilleur des mondes, mais en un monde meilleur. L'origine est
devant nous, disait Heidegger. La métamorphose serait effectivement une nouvelle origine.

Edgar Morin

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Commentaire de éric gauté le 15 Janvier 2010 à 12:35
merci pour cet excellent article !!!

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